Chapitre 14

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Chris nous salue avant de s'asseoir dans l'un des coins canapé. Il sort son laptop de son attaché-case avec une expression concentrée.

Je lance un regard à Harry afin qu'il aille le servir, mais cet idiot ne semble pas saisir où je veux en venir. Il me fixe, les bras ballants et les yeux gros comme ceux d'un tarsier. Je lui indique d'un mouvement de la tête l'homme de la Victoria Line. Et une énième fois, il fait semblant de ne pas comprendre.

Je soupire et contourne le bar pour effectuer le sale boulot.

Même si l'indifférence de Chris, déguisée de courtoisie, me réfrène, je m'arme de mon sourire le plus séduisant. Je tortille des hanches jusqu'à sa table. La poitrine bombée, je me plante devant lui.

Il paraît surpris de mon initiative. S'attendait-il à voir mon patron à ma place ? Moi aussi, je l'espérais, mais je suis de corvée ce soir !

— Bonsoir. Que puis-je vous servir ?

— Bonsoir, Jo.

A Dhia cuidich mi !* Est-ce possible de susurrer mon prénom d'une telle manière sans que cela ne paraisse trop érotique ?

Je m'arme de ma confiance légendaire, patientant une main sur la hanche.

— Alors, que désirez-vous, Chris ?

Il paraît désarmé face à mon absence de politesses. Il rougit jusqu'aux oreilles et baisse la tête avant de plonger ses yeux dans les miens.

— Euh... Comme la dernière fois ?

J'acquiesce et pars sans un sourire.

Je hurle à Harry la commande, mais il me répond qu'il est occupé. 

Bien sûr qu'il travaille dur ! Il discute avec ses deux meilleurs clients qui sont en train de parier. Chris va-t-il craquer devant mon attitude aguicheuse ? Je gratifie Jack d'une claque derrière la tête car il ose dire qu'avec mon joli petit cul, je ne peux que plaire. Pervers !

Je prends tout mon temps pour concocter le snakebite. J'hésite même à cracher dedans un instant parce que Chris a eu l'audace de me rejeter, mais je me ravise au dernier moment. Je l'aperçois en train de m'observer. Il détourne les yeux sur son clavier et j'abandonne mon idée de vengeance.

Quand je dépose délicatement le verre à côté de son laptop, je me penche exagérément au-dessus de son clavier. Le décolleté de mon pull large s'abaisse, dévoilant mon body noir en dentelle. Le rouge lui monte encore aux joues. Voilà ce que tu as perdu, Chris !

— Merci, balbutie-t-il, gêné.

Je reviens près d'Harry qui a contemplé la scène avec ces deux compagnons. Je frappe dans la main qu'il me présente au niveau de ses fesses de façon à ce que personne ne puisse la voir. Il me chuchote à l'oreille : « Bien joué, darling ! ». Toute fière, je lui souris après cette mince victoire.

J'ouvre enfin mes cours, prête à étudier, mais je suis dérangée par Ed qui chante à fond You need me, I don't need you. Je fouille dans mon tote bag et en extirpe mon portable.

Mam.

Je suis surprise qu'elle m'appelle si tard. Elle vient sûrement de voir le sms que je lui ai envoyé hier. La connaissant son téléphone devait traîner dans la maison ou être déchargé. Elle n'a jamais été branchée technologie. C'est bien simple : nous ne possédions pas de télévision lorsque j'habitais avec elle.

Je décroche.

— Maman ?

— Bonsoir, mo wee bruadarach.

— Tu vas bien ? la questionné-je, inquiète par son ton moins exalté que d'habitude.

Elle ne me répond pas tout de suite.

Mon cœur s'affole dans ma cage thoracique. Je relève la tête à la recherche de quelque chose qui pourrait me rassurer. Un regard bleu violacé. Les yeux de Chris me scrutent et semblent deviner mon malaise. Leur couleur m'apaise un moment, mais je reprends conscience lorsqu'un sanglot étouffé se fait entendre à l'autre côté du fil.

Mam ?

Paniquée, je repousse mes cours d'un geste de la main, faisant tomber mes fluos par terre, ce qui alerte Harry.

— Qu'est-ce qui se passe ?

— Rien de spécial... Je suis juste émue après ton message.

Je ris doucement. Sa réponse me rassure. 

J'étais effrayée qu'il lui soit arrivé quoi que ce soit. J'ai peur qu'un malheur l'atteigne alors que je me trouve à des kilomètres.

— Je dois te paraître insistante et chiante lorsque je te supplie de revenir en Écosse, mais je te veux heureuse. Puis je pense que je ne te le dis pas assez, mais je t'aime... Tu me manques énormément.

Elle pleure à chaudes larmes, je le sens. Et je ne peux retenir les miennes. Une main placée devant ma bouche, je masque du mieux que je peux mes sanglots. Je ne veux pas qu'elle m'entende pleurnicher. 

Elle me manque aussi. À un point inimaginable.

— Ta tante est passée te voir ? change-t-elle de sujet.

Je plisse les lèvres en un demi sourire et hoche la tête, oubliant qu'elle ne peut pas deviner ma réponse.

Chris me dévisage sans gêne, et j'essuie rageusement mes larmes. Je ne suis pas au meilleur de ma forme et je ne désire pas qu'il me voie le nez rougi et les lèvres humides, toute larmoyante.

Peu de personnes m'ont déjà vue dans cet état.

— Oui, oui... Tu aurais dû l'accompagner, soufflé-je.

— Ça m'aurait tellement fait plaisir, mais j'avais du travail. Tu sais que je ne peux pas fermer le pub le week-end. Excuse-moi, glisse-t-elle d'une petite voix qui dissimule bien plus qu'elle ne révèle.

Nous discutons un instant avant de se promettre de se rappeler avant le premier avril.

Je ferme les yeux, à la fois soulagée et épuisée par cette conversation, mais je les rouvre au bruit du verre entrant en contact avec le zinc.

Ma boisson favorite se trouve sous mes yeux. Harry passe une main derrière ma nuque et m'embrasse longuement sur le front. Il se détache, mais je le retiens par la main. Je le remercie silencieusement. D'être présent. De ne pas poser de questions. De m'accepter.

Il est comme un doudou humain. Au premier abord, on croit qu'on n'a pas besoin de son affection, mais dès qu'on y a goûté, on ne sait plus s'en priver. Il porte à ses lèvres mon poignet et m'offre un sourire fier. Il prend soin de moi comme un grand frère le fait avec sa petite sœur.

Je prends le verre qu'il m'a servi, et le lève en direction de Chris. Celui-ci me regarde toujours. Ses yeux sont comme des aimants. Ils exercent sur moi une attraction interdite qui fait battre mon cœur plus vite. Ni lui ni moi ne rompons ce contact visuel durant de longues minutes.

Qui a dit que j'allais abandonner le défi de le séduire !?


*Du gaélique écossais : « Oh mon Dieu ! ».

Victoria Line (T1 de Thistly Heart)Where stories live. Discover now