Prologue

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Lundi, 6 mars 2017

Les métros londoniens sont bondés, comme tous ceux des grandes villes aux heures de pointe.

Se bousculer, trouver une place, essayer de ne pas arriver en retard ou de ne pas manquer sa correspondance est le quotidien de salariés un lundi matin.

Une étude récente a démontré que dans une vie, une personne passe 12 % de son existence au travail. Au début du vingtième siècle, ce chiffre était largement supérieur et atteignait 40 %. Notre vie se résume au même schéma : nous vivons pour travailler et nous travaillons pour vivre.

Tout est une question de temps.

Durant une vie, nous passons 12 % au boulot, vingt-cinq ans endormis, cent quinze jours à rire ; et nous, les femmes, ne connaissons qu'une heure et vingt-quatre minutes d'orgasme.

À l'inverse, les hommes voient ce temps multiplié par neuf. À se demander pourquoi !

Au cours de mon trajet quotidien sur la Victoria Line pour rejoindre la fac, analyser chaque personne de la rame est devenu mon hobby favori. Cet exercice dans lequel j'excelle depuis ma tendre enfance m'a conféré un très bon sens de l'observation.

En quelques minutes, je peux identifier le profil d'un inconnu.

Par exemple, Mrs Style, assise à côté de moi, fait partie des petites vieilles dames coquettes pour lesquelles on se prend rapidement d'affection et qui nous font penser à nos propres grand-mères. Toujours affublée d'une toilette soignée, cette fidèle partisane de la monarchie a trois beaux petits-enfants. Elle les chérit plus qu'il ne le faudrait, mais son tempérament n'est pas si agréable qu'elle le laisse croire. Elle possède ce même fichu caractère que la reine. Ses petits-enfants la craignent plus qu'ils ne l'aiment.

Être calme, observatrice et à l'écoute seront des critères essentiels dans ma future profession de psychologue.

De toute manière, je préfère rester en retrait, spectatrice de la scène, plutôt qu'actrice. Aussi loin que je me souvienne, j'ai toujours eu ce côté taciturne. Ma terre natale m'a construite ainsi.

Beaucoup de gens aiment l'Écosse pour ses plaines vertes, l'hospitalité de ses habitants, son Histoire et ses légendes.

Moi, je ne l'aime pas. Je me suis lassée de cette vie monotone, alors que tout est différent ici.

Ma mère s'attendait sûrement à ce que les premiers mois passés à la capitale étouffent dans l'œuf mes rêves de citadine. Ses espoirs auraient pu se concrétiser, si je ne m'étais pas persuadée que j'avais la force d'assumer mes choix.

J'aime Londres pour ses parfums. Ici, de multiples nationalités affluent, se croisent et fusionnent. J'ai toujours voulu explorer les quatre coins du globe, et grâce à Londres, je réalise ce rêve d'une manière détournée, avec le budget d'une étudiante fauchée.

J'observe le cadran : 08:16. King's Cross St. Pancras.

Encore quelques minutes...

Pour ce qui est de mon sens aiguisé de l'observation, je l'ai acquis dans ma bourgade reculée, en particulier dans le pub que tient ma mère.

Petite, je m'asseyais derrière le bar. Au lieu de faire des dessins, j'observais le défilé des clients. Il m'était facile de dresser mentalement les portraits de chacun. Tout le monde se connaît à Glencoe. Dès qu'un étranger fait irruption dans la contrée, tout le voisinage est au courant !

— Vous êtes de toute beauté aujourd'hui, Miss Jocelyne !

Je me tourne vers Mrs. Styles qui m'a adressé ce compliment. Une première, soit dit en passant ! Elle me donne presque envie de rire : elle seule m'appelle « Jocelyne ». J'ai beau lui répéter que Jo n'est pas un diminutif, elle ne me croit pas.

— Merci, Mrs Styles.

Le bel inconnu monte alors dans la rame. Ce grand brun, épinglé en costume trois-pièces, n'est pas de Londres, cela saute aux yeux. J'ai encore du mal à identifier ses origines, mais j'ai déjà dressé son profil.

Homme trentenaire : il en porte les traits.

Père de famille : le dessin, glissé dans son attaché-case, a probablement été glissé par son enfant.

Marié : une alliance trône à l'annulaire de sa main gauche.

Il n'a pas l'air heureux — même si la surprise de son enfant lui a arraché un sourire. Sa mine renfrognée n'en dit pas long sur sa personne.

Mon regard a croisé le sien, cinq mois auparavant, lors de la rentrée académique. Il s'est installé sur le siège libre, face au mien.

Je le concède : c'est un bel homme, et je suis une femme qui apprécie la gent masculine. Il était tout à fait normal que je m'accorde le plaisir de contempler ce visage !

Lui, à l'inverse, s'est montré impassible. Il m'a détaillée, à peine deux secondes, avant de s'asseoir et de se plonger dans sa paperasse.

Cependant, chaque jour de la semaine, j'attends impatiemment son entrée.

La plupart du temps, je me laisse aller à quelques fantasmes et rougis de honte avant de me reprendre. J'essaie de découvrir des détails supplémentaires le concernant, dans le but de le cerner comme la plupart des personnes que j'ai analysées.

Pour ce, il faudrait qu'il me laisse entrevoir davantage à son sujet, qu'il consente à me faire entendre le timbre de sa voix, que sa cuirasse s'effrite pour dévoiler l'humain derrière l'homme inaccessible, mais nous ne sommes que des étrangers l'un pour l'autre.

Nous n'étions que...

Victoria Line (T1 de Thistly Heart)Where stories live. Discover now