Chapitre XXXV

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Tout le monde me déteste.

Le jour était clément, le ciel limpide, le soleil radieux. Un vaste attroupement s'était formé sur la place du marché. Les templiers avaient empêché les marchands de disposer leurs étals dès l'aube. Ils devraient attendre la fin de l'exécution. Un large cercle presque complet cernait le socle d'une haute statue à l'effigie d'un héros en armure, une estrade de fortune. On y trouvait la fine fleur de la noblesse lyvalienne, vêtue du noir du deuil, et la suite du roi helmïn, toujours en armes. Les premiers comme les seconds n'avaient pour lui que des regards dans lesquels couvaient la méfiance, la suspicion, l'incompréhension, la crainte, voire la franche hostilité... Aucune sympathie en tout cas. Aymerad frémit.

Un gouffre béait au fond de lui. Le prince était dans un état second d'horreur indicible. Il n'avait pu fermer l'œil de la nuit. Le sang de son père empoissait ses mains, son âme. Son cœur ne paraissait plus obéir à aucun rythme, aucune harmonie. La moindre pensée lui réclamait un effort démesuré. Les humiliations subies, les mots durs assénés par son père, la rage, la peine, la culpabilité, tout cela était déjà tellement douloureux. Mais le jugement qu'il pouvait lire dans chacun des regards autour de lui, c'était pire que tout.

Tout le monde me déteste.

Tout le monde, sauf Mère... et peut-être Alester.

La reine l'aimait encore, ça oui. Elle avait tout de suite pris sa défense. Bien sûr, elle avait pleuré sur le corps brisé de son époux, mais Aymerad n'avait rien perdu de son affection. Elle l'avait pris dans ses bras et s'était efforcée de le consoler. Quant au magister, le prince lui devait beaucoup. Non seulement il l'avait rattrapé de justesse, tandis que le jeune homme basculait dans le vide avec le roi, mais en plus, il avait aussitôt clamé qu'il ne s'agissait que d'un tragique accident. La dispute avait mal tourné, le prince s'était défendu. Et il était l'unique témoin de la scène. Les joues enflées, tuméfiées d'Aymerad confirmaient en outre sa version.

Il caressa son visage du bout des doigts et grimaça. Il avait la désagréable impression d'être défiguré. Et son état de délabrement mental n'arrangeait rien. Le matin, il avait aperçu son reflet dans un miroir. Il n'avait eu la force de soutenir son propre regard qu'un instant, un instant suffisant pour constater qu'il faisait peur à voir. Pâle, cerné, les traits tirés, les yeux rouges, les pommettes blessées, Aymerad était méconnaissable.

Je suis devenu un monstre.

Et tout le monde me déteste.

La foule s'était grossie de curieux. Il parcourut l'assemblée des yeux, glissa sur les regards sans oser les croiser, puis tomba sur le bourreau. Ce dernier était un boucher d'Archenval, en vérité. Les templiers n'avaient que très rarement recours à ses services. On ne comptait que peu de crimes sous la férule de l'Ordre, et l'on y privilégiait l'enfermement ou l'exil plutôt que la mort. Pour l'heure, l'exécuteur patientait aux pieds de la statue, une hache à large bord dans les mains, sa cagoule déjà enfilée. Ne manquait que le condamné.

Ne sommes-nous pas en train de commettre un péché impardonnable ?

En effet, le père Ambrose avait refusé de voir l'exécution se dérouler entre les murs du monastère. Il n'était toutefois pas allé jusqu'à leur interdire la cité à son pied. L'hostilité helmïn était par trop palpable. Le grand maître devait être pressé de se débarrasser de tout ce monde. Malgré tout, si le clergé lui-même dénonçait ce châtiment... Qu'importe ! Je suis déjà probablement condamné aux enfers.

La foule se fendit à l'approche de sieur Gérald. Le maître d'armes, encadré de deux chevaliers, tituba vers le centre de la place. Il portait toujours ses beaux habits de soie, mais on lui avait retiré le tabard à l'effigie de l'aigle et les insignes de sa fonction. Il allait, tête basse, et trébuchait sur le pavé. Toute fierté dissipée. À plusieurs reprises, les hommes qui le flanquaient durent le rattraper pour lui éviter la chute.

L'empire de la nuitUnde poveștirile trăiesc. Descoperă acum