Chapitre XXIV

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L'éclat de la lune peignait la cité et le château d'argent luminescent, de masses d'une noirceur impénétrable et, entre les deux, du découpage d'une multitude de gris. Les tours vertigineuses jetaient des doigts avides sur la ville et le pays. L'amoncellement de toitures, sillonné de rues obscures, baignait dans une mare enténébrée. Or, depuis les hauteurs où il dansait, uniquement toisé par les étoiles, l'œil infaillible de Léoric percevait le moindre détail.

Un courant d'air tiède glissa sous lui et il profita de sa poussée pour s'élever davantage au gré de larges cercles. Son essor lui donna l'impression de quitter ce monde pour un autre, tout en légèreté, tout en liberté. L'altitude ne lui inspirait plus aucune crainte. Ébouriffé par les bourrasques, il goûtait l'envol comme jamais auparavant. Il profita de son élan pour décrire un pic ascensionnel, puis replia brusquement ses ailes et replongea vers le monde assoupi.

La vitesse faisait frémir son duvet, la cité redevenait vaste, ses reliefs se rapprochaient dangereusement. Les ailes se redéployèrent, le choc du ralentissement soudain lui coupa le souffle et un brusque virage le projeta de côté, juste sous une arche entre deux tours. Il virevolta entre l'épais rempart et le château, survola les casernements ensommeillés, entraperçut par une croisée la Veuve Blanche qui lisait à la lueur d'une chandelle, puis remonta vers le sommet du plus haut donjon. En passant, il vit un garde affalé sur sa pertuisane, soutenu par un merlon, qui somnolait paisiblement. Sven ? Un croassement amusé déchira le silence et le dormeur eut un tel sursaut qu'il faillit en perdre son casque.

La nuit touchait à sa fin. Mais Léoric ne se lassait pas de ce ballet ni de ces explorations secrètes. Il en vint à planer au-dessus des jardins, survola le kiosque de grès sur son îlot, l'arbre à serments environné de rosiers. En quelques battements d'ailes, il décrivit une succession de courbes, remonta quelque peu et finit par se poser dans l'encadrement d'une fenêtre.

Sans avoir vraiment réfléchi à sa destination, ce ne pouvait être le hasard qui l'avait amené là. De l'autre côté de la croisée, emmitouflée sous des couvertures de laine et une fourrure blanche, dormait une jeune femme. Il pouvait la distinguer par l'entrebâillement de la tenture de son alcôve mal refermée. Le teint pâle nuancé de rose, les traits détendus encadrés de boucles auburn. Elle est magnifique... Amelyn remua dans son sommeil et le prince craignit soudain qu'elle n'ouvre les yeux. En dépit de son attrait, il ne désirait pas user de ce don qu'il commençait à peine à comprendre pour épier celle qu'il aimait. Moins encore être suspecté par elle de le faire.

Il bondit en direction des jardins et le vent sous ses ailes le porta au-delà du rempart. Tandis qu'il reprenait de la hauteur, un mouvement attira son attention du côté de la haute cour. Il tournoya et se posa en douceur sur le heaume à cimier d'une statue, dont le profil saillait de la galerie aux vitraux, non loin de là.

Deux silhouettes chuchotaient dans l'ombre d'une porte du premier donjon. Penchées l'une près de l'autre, elles paraissaient comploter. Puis, comme à regrets, une ombre leste et élancée se détacha et courut en direction du grand portail dans un bruit de mailles. Tristifer ! Mais il s'arrêta lorsque l'autre personne l'appela. Cette dernière quitta les ténèbres à son tour. Elle avait les pieds nus et sa course souple agitait le voile translucide d'une robe de chambre. La dame se jeta dans les bras du Bluteynir et l'embrassa avec passion. Tante Elenore !

La surprise fut telle qu'il sentit le monde tanguer. Il eut l'impression de chuter, sans plus pouvoir dire où se trouvait le ciel, où se trouvait le sol. Un instant de noir total, puis la vue lui revint. Il papillotait, les paupières gonflées, les membres alourdis par le froid, ankylosés, patauds. Son corps endolori lui fit regretter l'allégresse dont il venait d'être exilé.

L'empire de la nuitWhere stories live. Discover now