Chapitre XXXI

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Un nouvel éclat de voix jaillit de derrière la toile. Strident, grossier, injurieux. Exaspérant. Suivirent un son mat et un gémissement. Il l'a de nouveau frappée, songea Artemus. Elle ne se lasse décidément pas.

« La ferme ! » gronda Corso, les nerfs à vif.

L'autre ne répondit pas. Pas vraiment. Elle marmonna pour elle-même un gargouillis infâme où le templier crut discerner une allusion à la vengeance, une autre à la traîtrise... Le même cirque depuis des jours. Son visage ne sera bientôt plus qu'une grosse ecchymose. Et la nuit était encore loin, surtout à cette période de l'année.

Assis sur son banc de conduite, sous les doux rayons de cette fin d'après-midi, le Vieux Lion menait la charrette le long d'une route cahoteuse. Sur les bords s'épanouissaient de gros bouquets de fleurs des champs où musaient abeilles et gros bourdons. Les chevaux grognèrent et s'agitèrent. Même les bêtes paraissaient contaminées par l'aura tendue qui émanait de l'arrière. Elles rechignaient davantage pour être attelées, elles renâclaient, se blessaient la bouche sur les mors...

J'aurais bien besoin de fumer. Mais il décida d'attendre la fin de la journée, car ses réserves d'herbes fondaient, à force.

Sous son regard, le paysage ondulant d'une région florissante se déroulait d'un horizon à l'autre. Les champs, les vergers et les pâturages couvraient les collines et les vallées, s'organisaient autour des bourgades et des fermes, épousaient les contours de l'Ondevin. Le fleuve, large, paisible et miroitant, se lovait avec paresse entre de doux reliefs. Une campagne féconde, une paysannerie prospère, étaient souvent le gage d'un royaume en bonne santé.

Pour combien de temps encore ?

Les propos alarmants de Marie, en tout cas, avaient éveillé les craintes de Corso. Le malaise du nosferatu avait transparu et, lorsqu'Artemus l'avait interrogé, il avait fini par lui confier ses appréhensions. Son maître, le fameux Amadeus, avait de grands projets pour sa race maudite. Des projets effrayants. S'il n'en connaissait pas le détail, Corso pouvait néanmoins dire que les royaumes couraient un grave danger, que, même si aucun signe ne permettait encore de le deviner, la guerre promettait d'embraser tout ce qu'il avait à présent sous les yeux. L'urgence était de rigueur. Mais face à leur preuve irréfutable, Eterna n'aurait d'autre choix que d'entendre leurs voix.

Cependant, la cohabitation des deux nosferatus dans cette charrette était un enfer. Elle, hystérique, lui, impulsif. La nuit permettait à Corso de s'éloigner, de rompre avec cette pression de tous les instants. Mais les autres... Régulièrement, Marie criait et vociférait de longues tirades, derrière sa toile. Et son agitation s'aggravait à mesure que sa faim grandissait. L'auberge était exclue, bien entendu, et ils avaient même été contraints d'éloigner la charrette du reste du camp et de se relayer à la surveillance, pour espérer pouvoir fermer l'œil. De toute manière, elle était enchaînée, et la chaîne était bien scellée dans le plancher du véhicule. Malgré tout, ils étaient fatigués, nerveux, irritables. Rosie avait peur de Marie et faisait des cauchemars. Elle craignait même de monter sur le chariot et ne restait jamais dessus ou à côté toute seule.

Artemus tourna la tête et la regarda, blottie contre lui. Les autres marchaient ou chevauchaient, sur les montures récupérées. Sa mère se dégourdissait les jambes à côté du chariot. Toutefois plus personne ne désirait partager avec la captive l'espace délimité par la toile. Corso devait la supporter tout seul.

« Vous allez tous crever, de toute façon, rumina Marie juste derrière lui. Ce n'est qu'une question de temps. Et à voir comme vous êtes idiots, vous ne ferez certainement pas long feu...

-Je t'ai dit de te taire, lâcha Corso. À moins que tu ne tiennes pas à tes dents. »

Rosie leva les yeux vers le vieux templier, des yeux arrondis, une petite grimace contrite sur le visage. Artemus sourit. « Corso n'est pas si méchant, chuchota-t-il. Il veut lui faire peur.

L'empire de la nuitWhere stories live. Discover now