Chapitre XXVIII

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Le choc des sabots ferrés et le roulis sonore des roues sur le pavé de la cour accompagnèrent le carrosse de Lorianne Nordraman, tandis qu'il quittait son domaine pour s'engouffrer dans la nuit. Le dernier d'une longue procession. Ne restaient que les guerriers de Danastar York, tous lourdement équipés.

Le chef de clan lui avait fait ses adieux et ne tarderait pas à suivre les autres seigneurs pour rentrer chez lui, à pied. Les Alycans sont si sauvages et bestiaux, songea Amadeus. Heureusement qu'ils sont à ce point diminués, sinon je gage que nous marcherions tous au pas d'un roi Alycan. Les membres de cette lignée n'aimaient guère fréquenter les routes et les villes des hommes, aussi traversaient-ils les régions désertes, et au pas de course, chargés de tout leur attirail, infatigables... et bivouaquaient le jour. Ils ne s'encombraient pas de servants. Combien de fois n'avaient-ils pas permis de surprendre l'ennemi, durant la guerre du Fléau. En de rares occasions, à la bataille, ils chevauchaient, juchés sur une bête que leur proximité rendait nerveuse. Mais la terre ferme avait toujours eu leur préférence.

Le seigneur Danastar, emmitouflé dans sa fourrure, entouré de ses Bluteynirs, discutait avec Braggo. Le second, dernier Alycan directement issu de Joramun, avait permis au premier et aux siens d'en réchapper lors du massacre organisé par les Draken, bien des siècles auparavant. Il a fallu recourir à une Moisson pour en venir à bout... Agovar n'avait pas lésiné sur les moyens. Le clan York était ainsi le dernier clan d'importance. Et de nombreux lambeaux d'autres familles alycanes s'étaient fédérés derrière lui.

Amadeus ne pouvait entendre ce qu'ils se disaient. Il savait que Danastar avait souvent proposé à son féal de rejoindre sa Meute, comme il appelait leur petite fédération. Pour ce qu'il en savait, il lui avait même proposé de lui céder sa place de chef. Mais Braggo avait toujours décliné l'offre. Lorsque le seigneur Morfroy l'avait interrogé sur les raisons de ce refus, son féal lui avait expliqué qu'il ne croyait guère en l'idéal de la Meute. Certes, d'après lui, son existence était une bonne chose, elle permettait de représenter leurs intérêts minoritaires, mais il ne fallait pas se bercer d'illusions. Même réunis sous une seule bannière, les Alycans ne pesaient rien face aux autres lignées. Trop peu nombreux, trop faibles, piètres intrigants, ils ne pouvaient rivaliser avec l'ambition démesurée des maisons d'importance. C'était d'autant plus vrai depuis la fondation du Chapitre Noir.

Danastar et Braggo s'empoignèrent l'avant-bras et ce salut guerrier mit fin à leurs palabres. Le seigneur York fit un dernier signe de la main en direction d'Amadeus et se détourna. La course des chefs de la Meute peupla à nouveau la cour d'échos métalliques. Enfin, ils s'enfoncèrent dans la campagne nappée de brumes basses, les gardes refermèrent le portail et son domaine retrouva une quiétude longtemps escomptée.

Les familles s'en retournaient chez elles pour préparer l'inévitable conflit, rassembler leurs forces, convoquer vassaux et féaux. La plupart d'entre elles lui avaient laissé un représentant pour suivre le cours des événements et défendre leurs intérêts. Mais après toute cette effervescence, sa demeure paraissait vide à présent. Tout cela ne fait que commencer.

Il se trouvait au seuil d'un nouvel âge, Amadeus pouvait le sentir. Une page de l'Histoire était sur le point de se tourner. Cette impression d'être acteur et témoin d'événements qui le dépassaient, il la connaissait pour l'avoir déjà éprouvée. J'étais si jeune et avide, si fier de me dresser au côté d'un visionnaire qui avait le courage de donner corps à sa vision. Il marchait aujourd'hui dans les pas d'Agovar, son aînarque, le roi nosferatu. Aussi net que s'il s'était agi de la veille, il le voyait encore, prophétisant une victoire écrasante sur l'empire, assis sur son trône noir à Lossoth. Et il y avait cru avec une telle conviction. Il se remémorait cette nuit estivale, la première d'une longue conquête, la nuit des noces de l'empereur Taedden. Cette nuit-là, j'ai cru que le plus dur était fait. Sous l'éclat de la lune et des torches, dans la frénésie du combat, il revoyait Déclin, l'épée d'Agovar, plonger en travers du corps de l'empereur, provocant, d'un simple geste, une effroyable guerre entre trois successeurs. Il s'était senti si puissant !

L'empire de la nuitWhere stories live. Discover now