Chapitre V

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Une longue glissade de plusieurs coudées laissa penser qu'il pourrait retrouver son équilibre, oscillant de gauche et de droite, mais Soren finit par s'étaler de tout son long dans la gadoue brunâtre, la tête la première. S'ensuivirent de grands éclats de rire qui réchauffèrent le cœur d'Aldric. Un sourire menaça même d'apparaître sur sa longue face austère.

Le roi se tenait à la fenêtre de l'antichambre où il aimait à se retirer lorsque les impératifs de la couronne lui en laissaient l'occasion. De lourds nuages roulaient dans le ciel, le soleil rasant de cette fin de journée leur donnait des reflets dorés et rosés par-dessous, mais n'apportait guère de chaleur. C'était un de ces crépuscules qui vous rendent nostalgiques, un de ceux qui vous donnent une conscience aigüe du temps qui passe, sans jamais s'arrêter ni revenir en arrière. Il semblait murmurer « Un autre jour s'achève... » et se gausser de ces mortels éphémères.

Il avait à nouveau neigé, une neige mollasse et humide de printemps. Dans la haute cour à présent, il ne restait que cette boue glacée, mais cela n'empêchait pas les enfants de s'amuser. Les enfants... On aurait cru qu'ils avaient tous l'âge de Benjohr et de Soren, or il y avait là chacun des princes ainsi que tout un troupeau de jeunes garçons et filles dégoulinants, et pas un qui semblât s'ennuyer. Les petits devaient traquer les grands pour leur infliger les dieux seuls savaient quels supplices, pour le plus grand bonheur des uns autant que des autres. Et les chiens tourbillonnaient dans cette cohue, fous de joie eux aussi. Bise et Hardi, les nouveaux amis de Léoric, étaient de la partie, œil brillant et poil hirsute.

Qu'ils s'amusent donc, le temps les rendra bien assez vite trop sérieux. Et je n'ai pas souvent l'occasion de voir Léoric se dérider de la sorte. Il me ressemble par trop.

Sur le rempart, Dagan, l'un de ses Bluteynirs, encourageait son fils, mais du coup les plus jeunes le débusquaient plus aisément. Et celui-ci de courir, déraper, esquiver à en perdre le souffle. Son Daeraborn l'a transformé, remarqua Aldric, c'est à peine s'il boite à présent. Depuis que Dolf avait réussi l'épreuve, son père ne tarissait plus d'éloges sur lui. Tout le monde y avait trouvé son compte en définitive.

Cependant, était-ce cet hiver qui tirait en longueur, cette soirée aux allures plus automnales que printanières ou bien encore le retour imminent de Lenmahr vers sa demeure de Roche-aux-Corbeaux, le roi n'aurait su dire, mais il était d'humeur maussade. Il avait comme l'impression d'avoir manqué quelque chose, sans pour autant pouvoir préciser quoi. Quelle ironie de devoir garder ses meilleurs et plus loyaux amis au loin lorsqu'on est roi.

Tout à coup, on frappa à la porte. Le souverain se détourna de la fenêtre et vit apparaître Tristifer. Le Bluteynir était de garde ce soir. « Mon roi, lord Lenmahr demande à s'entretenir avec vous.

-Fais-le entrer. »

Son ami s'avança, tout de noir vêtu, comme à son habitude. Il avait toutefois délaissé son manteau à plumes de corbeaux pour une tenue plus simple. Sa chevelure et sa barbe, noires également, tranchaient avec son teint pâle. Il s'inclina brièvement en entrant, malgré qu'il sût qu'Aldric renonçait au protocole dans l'intimité. Il ne pouvait s'en empêcher.

Le roi s'assit dans un fauteuil et pria Lenmahr de faire de même. Puis il se servit une coupe de cidre et proposa de l'eau à son ami. Ce dernier ne buvait jamais d'alcool. Il prétendait ne pas apprécier la perte de contrôle qu'il suscitait. Les cérémonies mystiques constituaient la seule exception. Encore un homme trop sérieux... Comme lui, son ami avait hérité fort jeune de lourdes responsabilités, et marcher dans les traces du Noir Augure n'avait pas été une mince affaire. Ceci dit Aldric admirait cette intransigeance qu'il s'imposait à lui-même en toute chose.

L'empire de la nuitWhere stories live. Discover now