Chapitre XVII

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« Je ne sais si je dois enrager ou désespérer, souffla Artemus en essuyant d'un revers de la main la mousse accrochée à sa moustache renaissante. La piste me semblait si prometteuse lorsque je nous ai amenés ici... Et néanmoins, je sens au fond de moi que nous sommes proches de découvrir quelque chose. »

Il reposa sa chope vide à côté des vestiges de son repas et se mit à bourrer une pipe. À travers les verres colorés, les lueurs rougeoyantes de la lanterne dansaient dans ses yeux las et découpaient de profonds ravins sur son visage. Il paraissait tellement âgé tout à coup. Moi non plus, je n'en peux plus, songea Lyren.

Lorsqu'à Saint-Marrigan son vieux mentor avait entendu parler de la mystérieuse disparition d'un chevalier, ici même, aux alentours de cette auberge, ils s'étaient tous les quatre précipités d'enthousiasme vers le Rouge Royaume. Artemus était si sûr de tenir une piste, sa conviction avait déteint sur tout le monde. Toutefois depuis leur arrivée, ce si bel élan s'était enlisé.

Certes, les rumeurs de disparitions inexpliquées ou de meurtres sanglants ne manquaient pas, mais parmi tous ces racontars, Lyren peinait à discerner le vrai du faux, le témoignage de la simple affabulation. Ainsi depuis plusieurs jours ils sillonnaient les environs, visitaient les bourgades, les hameaux, les fermes isolées, récoltaient les avis des gens du cru. Mais ils n'avaient pas grand-chose à se mettre sous la dent. La plupart du temps, ils avaient affaire à des méfiants ou à des orfèvres de l'exagération.

« Où que nous allions, personne n'a jamais rien vu, fit remarquer frère Gabriel. Les rumeurs seules ne suffisent pas, quant aux indices matériels... la piste est trop froide, je le crains.

-Nous restreignons par trop nos recherches, intervint Estrella. Si la piste ne donne rien ici, quittons cette auberge. Remontons plus au nord, là où se trouvait sœur Céleste lorsqu'elle nous envoya ses derniers rapports.

-Mais les disparitions des environs sont plus récentes, objecta Artemus. Si cette piste-ci est froide, que dire de celle de cette sœur dont vous êtes sans nouvelles depuis des mois ? Nous ne renoncerons que lorsque nous aurons épuisé toutes les possibilités, lorsque la région n'aura plus rien à révéler. » Il ouvrit la lanterne et détacha délicatement la bougie prisonnière des coulées de cire. Ensuite il porta la flamme au fourneau de sa pipe pour l'allumer à petites bouffées. «  Je... je ne sais pas, poursuivit-il dans un souffle brumeux, j'ai l'impression que nous passons à côté de quelque chose. Et mon instinct me trompe rarement. »

Lyren huma les fumées aromatiques, toujours porteuses pour lui de souvenirs lointains, imprécis mais agréables. Ces songeries nébuleuses le firent bâiller. La journée avait été longue et, après le copieux repas et la bière, le sommeil l'appelait irrésistiblement.

Il avait apprécié ce voyage. Artemus avait eu raison, il devait en convenir, sortir du monastère lui avait fait du bien, il avait su trouver sa place dans leur petite compagnie et même sœur Estrella avait su briser la glace, faire fondre sa méfiance. D'un tempérament solaire, elle était parvenue à apaiser ses craintes et à l'ouvrir davantage aux intérêts de la nouveauté et de l'inconnu. Elle savait être une oreille attentive ou une autorité ferme, en fonction de ce que requéraient les circonstances. Elle était la seule Rose de Fer qu'il eût jamais connue, mais il en venait à en tenir rancœur à l'Église pour l'hostilité qu'elle nourrissait vis-à-vis des sœurs.

Nonobstant, Lyren ressentait un profond malaise depuis deux jours et, lorsque Artemus posa les yeux sur lui, en quête d'un avis, il ne put s'empêcher de détourner le regard. En vérité, il ne savait plus que penser.

En effet, deux jours plus tôt, le jeune templier devait partir investiguer en compagnie de frère Gabriel. Après le déjeuner, à l'heure de partir, il s'était aperçu qu'il avait oublié son sac. Mais lorsqu'il s'en était revenu vers leur chambre pour le récupérer, il avait surpris des bruits suspects provenant de derrière la porte et n'avait osé entrer. Frère Gabriel avait souri tandis que, chemin faisant, il s'était confié à lui avec une appréhension toute naïve dont il avait honte à présent. « Ce vieil Artemus n'a jamais été un frère trop rigoureux à cet égard, tu sais, lui avait-il révélé sans s'offusquer le moins du monde. Et à ma connaissance, les Roses de Fer ne se sont jamais contraintes à la chasteté. Ce sont de vieux amis. La promiscuité du voyage ne leur aura pas permis de s'exprimer plus tôt, voilà tout. » Et Lyren n'avait plus osé aborder le sujet.

L'empire de la nuitWhere stories live. Discover now