-À quoi bon ? Je suppose que j'aurais fait pareil, à sa place. Se trimbaler un blessé, quand on est pressé, jamais une bonne idée. »

Le seigneur ricana. « C'est pourtant bien ce que je suis en train de faire. Remettrais-tu mon jugement en question ? Devrais-je me débarrasser de toi ? »

Parsifal lui glissa un regard soupçonneux. « En quoi mon opinion compte-t-elle ?

-À toi de me le dire. Peux-tu encore m'être utile ? »

Un éclair étincela dans ses yeux. De l'espoir. Mais il restait méfiant. « Je vous l'ai dit, je ne sais pas où il est.

-Et je t'ai dit que moi, je pensais savoir.

-Dans ce cas que vous faut-il ? Une bonne lame ? Un homme capable de faire le beau comme le sale boulot ? »

Amadeus hocha la tête. « Il me faut surtout un homme fiable. Salazar est un traître. Il m'a trahi. Il t'a trahi. Et il a laissé une place vide, une place à prendre. À toi de voir si tu préfères rester le séide de ton aînarque et subir le même sort que lui ou si tu préfères te montrer plus avisé et prendre sa place.

-Pour ce qui est des comptes, de jouer avec les chiffres, d'investir l'argent...

-À chaque homme sa fonction. Ce n'est pas aux comptes que je te destine. On peut remplacer un commerçant, mais il est moins aisé de remplacer un chef. » Il se frotta le front. « Je veux que tu me retournes tous ceux de ses gens qui seraient aussi avisés que toi. Je veux que tu élimines les autres. Et surtout, je ne veux pas de dissension dans ma famille. » Il avait conclu comme si Parsifal l'avait d'ores et déjà assuré de sa loyauté. Avec une certaine satisfaction, il constata cependant qu'il ne protestait pas. Il serait idiot de le faire. D'un doigt, le seigneur écarta le rideau pour jeter un œil au-dehors. « Et puis, j'aurai bientôt une tâche pour toi... Une épreuve de loyauté, en somme. »

Le jour s'achevait. La lumière ruisselait, brûlante, douloureuse, sur les flots mauves et rouges et or de la Voldr. Mais ce qu'il vit réconforta Amadeus. Au-delà des méandres du fleuve, au-dessus d'un tapis de bois sombres, s'élevaient les tours carrées de Mordengard. Celles, trapues, des murailles. Celles, ouvragées, des beffrois. Et enfin, la plus haute, fière mais défigurée, la demeure du seigneur Mordenkahr.

Ce donjon vertigineux, à l'instar de nombreux pans du rempart, affichait encore les stigmates de l'invasion lyvalienne, comme autant de cicatrices. Quelque septante ans auparavant, profitant que le royaume de Peledraq fût à genoux à la suite de guerres civiles et de famines, le roi Tybelt premier, grand-père de l'actuel, s'était empressé de rogner la meilleure part des terres morganiennes. Et d'ajouter un chapitre à la fameuse malédiction. Les riches vallées de la Voldr jusqu'à Alfenborg, bien plus prospères que les marais et forêts de l'est du pays, avaient fait un juteux ajout à la couronne Melkarande. Et le peuple soumis grinçait encore des dents à l'évocation de ces tristes événements. Les frondes étaient réprimées dans le sang et un édit royal interdisait de rebâtir les fortifications. Le roi Tybelt, le second, avait eu beau ajouter quelques lignes au décret pour ménager ses turbulents sujets, stipulant que la restauration pourrait débuter dès que vingt-cinq années se seraient écoulées sans révolte, le seigneur devait pour l'heure se contenter d'une moitié de demeure venteuse et humide. Sans compter qu'avec le commerce à présent bien tenu par les lyvaliens, les travaux mettraient probablement plusieurs générations encore avant d'être financés.

Amadeus referma le rideau sans tarder pour s'épargner les cuisantes lueurs crépusculaires. Ses yeux se posèrent sur Parsifal, qui était redevenu silencieux. Il connaît bien ces parages... Pour ce qu'il en savait, cet avenant jeune homme, avant de devenir nosferatu, avait été le boucher de sa Majesté au cours de cette invasion. Les ravages qu'avaient connus ces terres, la rancœur tenace qui y couvait encore, il en avait été l'artisan. Et encore se disait-il qu'il y avait pris plaisir. En ce qui le concerne, une fois reçu le don, réprimer sa part d'humanité n'aura guère été difficile. Mais nul ne reconnaîtrait plus le tortionnaire à présent, sauf peut-être un ou deux barbons édentés.

L'empire de la nuitحيث تعيش القصص. اكتشف الآن