-L'amour suscite des passions sans commune mesure. Souvent douces, parfois amères. » Daena soupira, le regard empli de sollicitude. « Mes mots, aujourd'hui, vont te paraître cruels. Mais sache, jeune prince, que tu y survivras. D'autres que toi ont connu de telles douleurs. Le temps n'efface peut-être pas les maux, mais il les apaise, les rend plus supportables. Tu es jeune et tu as la vie devant toi.

-En effet, tes mots sont cruels. » Il se mordit la joue sous l'afflux d'émotions, goûta le sang dans sa bouche, ignora la douleur physique. « J'ai honte. J'ai sans doute l'air d'être un enfant capricieux. Mais j'ai parfois l'impression que m'élancer de cette tour et m'écraser à son pied serait un sort plus enviable que de passer une vie à regretter celle que j'aime. »

Ils se trouvaient dans la tour Nord-Est, dans les appartements de la vieille reine, à l'aplomb de falaises et de bois denses. La flèche de granit culminait à quelque soixante pieds au-dessus d'eux. Mais même depuis cette fenêtre, la vue plongeante était impressionnante. Les frondaisons se perdaient dans des combes vertigineuses qui tardaient à s'arracher aux brumes. Au loin, le prince discerna une paire d'ailes noires. Je n'ai que faire de ce don. En vérité, il n'avait plus de goût ni pour un vol ébouriffant, ni pour rien d'autre.

Daena remua dans son lit enseveli sous des coussins brodés. À petits ajustements, elle modela leur agencement selon l'assise qui lui convenait. Puis elle tendit la main. « Merci de m'avoir apporté ma tisane. Je pense qu'elle a suffisamment infusé, peux-tu m'en servir une tasse ?

-Bien sûr. »

Léoric s'exécuta. Ensuite il s'assit sur le bord du lit et passa les doigts dans le poil doux d'une fourrure. Avec précaution, la Reine Blanche souffla sur sa jatte et y trempa les lèvres. « Je connais quelqu'un qui a souffert comme toi.

-Sigmohr ? Ou Askän ? Ou quelque personnage mythique maudit ?

-Non. Beaucoup plus proche. » Un sourire tendre plissa son visage parcheminé. « J'espère qu'il ne s'agit pas d'une affliction de famille, car aujourd'hui, cet homme qui a tant souffert est roi du Helmdal. »

Brièvement, le chagrin de Léoric fit place à l'incrédulité. « Père ?

-Ton père, évidemment. La situation était un peu différente, mais il n'en a pas moins souffert.

-Père est bien trop maître de ses émotions. Mère lui a souvent reproché de ne pas avoir pleuré la mort de Deren, du moins de ne pas avoir manifesté sa peine... » Sa main agrippa une poignée de poils et ses yeux se plissèrent. « Mais de quelle situation parles-tu ?

-Tu as encore beaucoup à apprendre sur ton père, dirait-on. C'est vrai qu'il n'en parle jamais. Pourquoi le ferait-il ? Et puis, il a toujours été trop pudique. Un roi, ça ne montre pas ses faiblesses, n'est-ce pas ? » La vieille reine but une petite gorgée de tisane. « Je ne sais pas si c'est à moi de te raconter cela, mais... tu sembles en avoir besoin.

-Me raconter quoi ? Je ne dis pas qu'il est incapable d'aimer, je sais qu'il m'aime, mais Père... ne s'embarrasse pas avec les sentiments. Le royaume est trop important.

-C'est très précisément mon propos, en effet. Il devait avoir environ ton âge lorsqu'il s'éprit de lady Alyssa Grimsïn, la sœur de son ami le plus cher. Ils étaient très amoureux, tous les deux, et tout le monde s'accordait à dire qu'ils formaient le plus beau couple qui soit. Lorsqu'ils étaient ensemble, l'indomptable lady Alyssa devenait la plus gracieuse des demoiselles et le si sérieux prince Aldric s'épanouissait comme jamais. »

La compréhension se faisait peu à peu dans l'esprit de Léoric. « Il a épousé ma mère avant de partir en guerre... avant la mort de lady Alyssa à Roche-aux-Corbeaux.

L'empire de la nuitWhere stories live. Discover now