8. Sur la liste des sujets que je n'avais pas envie d'aborder

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Son visage est fermé. Je me sens mal. Ses yeux, déjà foncés, sont obscurcis davantage par la frange de ses cils baissés. Je me sens mal. Ses sourcils se rejoignent presque au-dessus de son regard douloureux. Je me sens mal. Son sourire déserte sa bouche figée. Je me sens mal je me sens ̶m̶a̶l̶ ̶j̶e̶ ̶m̶e̶ ̶s̶e̶n̶s̶ ̶m̶a̶l̶ ̶!̶

Une poignée de secondes passe.

J'enroule mes doigts autour de son poignet. Plaque ma paume sur sa joue.

Rien ne se passe.

Nate est imperméable à ma présence. À quoi pense-t-il ? L'angoisse reflue dans mon ventre, comme une vague qui lèche le sable. Elle reprend ses droits sur moi. Nate est devenu mon ancre depuis trois mois. Toujours en contrôle, je ne l'imagine pas douter – ou pire encore, souffrir, comme cela semble être le cas présentement. 

Et merde ! Si j'ai le choix entre blesser Nate ou me rendre à cette foutue soirée, la décision sera facile à prendre, malgré ce qu'il m'en coûte.

-       Tu crois que je te tiens à l'écart ? je répète, tandis que mes doigts défilent sur la peau douche et chaude de sa joue fraîchement rasée.

Sortant enfin de son isolement, il emprisonne ma main dans la sienne et me dévisage.

Longuement.

J'attends ce qui va suivre les tympans emplis des battements de mon cœur qui cogne comme un malade. Je capote pour rien...  Enfin, j'espère !

Sa main libère la mienne et il s'applique à lisser derrière mon oreille les mèches folles qui se sont échappées de ma tresse.

-       Je ne sais pas... à toi de me le dire, chuchote-t-il d'une voix feutrée.

-       Non... Bien sûr que non ! je m'exclame, horrifiée. 

-       C'est peut-être juste dans ma tête, mais tu agis différemment avec moi depuis quelques semaines...

Je me prends un mur de béton en pleine face.  C'est le choc, même si je ne peux pas dire que je ne l'avais pas vu venir.

-       Je sais que j'ai dû te paraître distante ces dernières semaines, mais ça n'a rien à voir avec toi !

-       T'en es sûre ?

-       Sûre !

Je reprends :

-       Écoute, Nate... Je... Je ne sais pas si Jane t'a parlé de ces années pendant lesquelles on a presque perdu le contact toutes les deux ?

Mes mains deviennent moites. Je me sens un peu ridicule. Je n'ai pas commis de crime ! Enfin, si. Quelques-uns même... mais j'étais mineure à l'époque.

-       Elle m'en a tracé les grandes lignes. 

Son ton est neutre. Impossible d'interpréter cette réponse. 

-       Et ?

-       Et quoi ?

Est-ce qu'il fait exprès ?!

-       Ben, je ne sais pas... T'as pas de questions à me poser ? j'avance, incertaine.

-       Non...

-       Non ?

-       Non.

À mon sens, toute personne normalement constituée aurait envie d'en savoir plus sur les frasques d'adolescence de sa copine – surtout si elles se comparent aux miennes ! À moins qu'il ne sache tout déjà ? Parce que l'adjectif discret ne peut être accolé à Jane – pas à ma Jane en tout cas !

Ça ne fait pas de sens ! Nate et moi sommes capables de nous parler franchement.

-       Qu'est-ce qu'il y a ? Je devrais demander des détails, c'est ça ?

Essaye-t-il de me dissimuler sa contrariété ? Se peut-il qu'il n'en ait réellement rien à faire ?

-       Peut-être ? C'est malaisant comme situation ! Je n'ai pas envie de te cacher des choses, mais en même temps, ça me ferait quelque chose que tu en aies rien à faire... Je réalise qu'on en sait peu sur nos vies respectives, avant notre rencontre. J'avoue que ça fait plutôt mon affaire, mais...

-       OK, je t'arrête tout de suite, me coupe-t-il ne me prenant les mains. Tout ce qui te concerne m'intéresse. Tu y'es pas du tout !

-       C'est quoi, alors ? je lâche, d'une voix qui tremble un peu.

-       Jane m'a dit de pas t'embêter avec ça. Que tu n'aimais pas en parler.

-       C'est vrai, je concède, en me remettant à respirer normalement. Mais maintenant qu'on se connaît mieux, c'est plus pareil. Je sais que je peux avoir confiance en toi. Que tu te sauveras pas en courant si ce que je dis fait pas ton affaire.

-       T'as raison ! Sauf que je n'ai pas besoin d'en savoir plus que ce que je sais déjà.

Il est sincère. Ses traits diffusent une aura de douceur dans laquelle j'aurais envie de me draper. Mais je ne peux pas. L'armure de craintes et de doutes que je porte en permanence me l'interdit.

-       Qu'est-ce que t'a dit Jane au juste ?

-       En gros, que t'avais vécu une mauvaise passe après le décès de tes parents. Une mauvaise passe qui avait duré quelques années. Que t'avais dû te présenter au tribunal de la jeunesse, mais que t'avais obtenu un règlement à l'amiable.

Chère Jane ! Je souris en songeant aux piètres talents de ma meilleure amie pour jouer de finesse.

-       Rien d'autre ?

-       Hmmm, je crois pas non, souffle-t-il, en plaquant un baiser sur ma tempe.

Nous nous remettons à marcher.

La rue des Frênes est très achalandée, comme d'habitude. C'est une de mes préférées dans le quartier. Son enfilade de petites boutiques lui donne un charme très européen avec ses nombreuses terrasses.

J'inhale profondément, me rassasiant de l'odeur riche et piquante d'octobre. Une odeur terreuse, une odeur de bois mort et de souvenirs.  Je ne m'en lasse pas. C'est une de ces matinées d'automne où la nature ne sait plus trop où elle en est, son amour pour l'été pas encore tout à fait oublié. Sa peine se traduit par ce vent fou qui jette une pluie de feuilles frissonnantes sur la pelouse étonnamment verte.

Les propriétaires semblent s'être donné le mot pour décorer leurs commerces avec classe.  Vampires, sorcières et zombies ont trouvé refuge ailleurs. Des colliers de lumières blanches parent les arbustes décoratifs qui dressent leurs branches flambant nues.  Des fresques colorées peintes à même les vitrines surplombent d'élégants arrangements de courges.  C'est joli, mais ça m'a toujours dégoûtée.  À quelques kilomètres de Westmount, des gens ne mangent pas à leur faim.

Deux jolies fillettes aux frimousses peinturlurées de façon malhabile nous éloignent momentanément en nous bousculant. Leurs rires impertinents s'égrenèrent derrière elles. 

Les traits de Nate ont retrouvé leur chaleur.

Dois-je lui dire maintenant ? ̶J̶e̶ ̶n̶'̶e̶n̶ ̶a̶i̶ ̶p̶a̶s̶ ̶e̶n̶v̶i̶e̶.̶ Est-ce le bon moment pour faire cette confidence ? ̶S̶û̶r̶e̶m̶e̶n̶t̶ ̶p̶a̶s̶.̶ ̶Au fond, la vraie question est : existe-t-il un bon moment pour ce genre d'aveu... ?

En média : Love Will Come Trough de Travis

DissonancesWhere stories live. Discover now