Ed se tourna vers lui et lâcha un soupir. Il connaissait cet air bourru et embarrassé. Son regard disait assez que la Balafre voulait aborder un sujet, mais qu'il aurait préféré amener son interlocuteur à y venir de lui-même. « Sieur... » Ses hommes l'appelaient encore ainsi parfois, dans les situations graves ou dans la fureur des combats, comme si son ancien titre leur était un remède à la peur. Pourtant, Guillaume avait tout perdu, titres et terres, lorsque ses irrépressibles mâles instincts l'avaient poussé à faire la cour à sa suzeraine, la comtesse de Prince-Aubade. Il avait dû se montrer trop entreprenant sans doute, peut-être enhardi par le bon vin. Et les soupirants de dame Ombeline, tous de bien meilleurs partis que lui, n'avaient que modérément goûté ses avances. « Sieur, paraît que t'aurais une théorie sur la Mégère. T'aurais dit à l'Enclume qu'y s'pourrait bien que ce soit une Rose de Fer. »

Nous y voilà. « Je ne m'explique pas autrement cette aura de secret, ni cette dame, qui a visiblement bénéficié d'une éducation supérieure et porte de surcroît une épée à la ceinture. »

La Balafre déglutit et frissonna, mais pas de froid cette fois. Ses craintes se confirmaient. « T'aurais peut-être bien raison, sieur, mais alors...

-...Alors nous travaillons pour une hérétique. »

Un silence. La chiche lueur de la flambée l'empêchait d'en être assuré, mais Guillaume aurait juré que l'autre avait pâli.

« Tu sais ce qu'ils font aux hérétiques, pas vrai ? grogna son ami.

-Tu sais combien la dame nous paie, pas vrai ?

-Pas assez pour risquer de me faire rôtir le gras toujours...

-Ton gras, Ed, c'est elle qui l'entretient à présent. T'étais pas beau à voir l'automne dernier. S'il m'en souvient, tu ne remplissais plus ta cotte. Libre à toi de partir. Pour ma part, je n'ai rien à reprocher aux sœurs. Si elles sont une épine dans quelque pied béni d'Eterna, peu me chaut. »

La Balafre se tassa sur lui-même, tout grommelant.

« Tu sais, nous sommes des mercenaires, reprit Guillaume. La dame ne s'est pas présentée comme telle, elle n'est peut-être même pas une sœur après tout. Nous ne sommes pas censés savoir qui elle est ni d'où elle vient. Un inquisiteur qui a deux sous de jugeote le comprendrait probablement. »

Ce dernier argument ne parut pas faire mouche. Du reste, Guillaume ne parvenait pas à s'en convaincre lui-même, les chiens de l'Église n'étaient pas réputés pour leur mansuétude. La mine sombre, il s'accouda au parapet de la tour d'angle sur laquelle ils étaient juchés pour monter leur garde.

« T'inquiète vieux, dit Ed d'une voix décidée, je ne lâcherai pas l'affaire. Tu sais bien, vous êtes un peu ma famille en quelque sorte. Qu'est-ce que j'irais bien faire tout seul de toute façon ? Je ferai comme tu décideras, capitaine. »

Guillaume n'était pas lui-même certain que ses choix fussent les bons, mais le gage de soutien de son compagnon le réconforta. Une tape amicale sur l'épaule, puis il se tourna vers la nuit baignée de lune.

Tout dormait alentour. La neige tombait, silencieuse, sur la bourgade. Tout semblait paisible, la ferme assoupie, les chaumières pelotonnées autour du beffroi, les pâtures désertes et les bois au-delà, dont les arbres balançaient leurs ramures nues, muettes. Mais Guillaume, loin de trouver de l'apaisement dans cette apparente sérénité, ne pouvait s'empêcher de trouver la nuit sinistre, le silence funeste.

Un cri retentit. Pas un cri d'oiseau ni de quelque gibier, le cri d'une femme assurément. Ed la Balafre se redressa. Les sens en alerte, le capitaine scruta la lisière du bois. Il avait toujours préféré l'arc à l'épée, quitte à essuyer les quolibets des autres chevaliers, tout pétris d'arrogance qu'ils étaient. Sa vue était perçante et l'obscurité ne le gênait guère pour autant qu'il pût profiter d'un soupçon de lune. Or, une trouée des nuages déversait un flot d'argent sur la vallée.

L'empire de la nuitWhere stories live. Discover now