Chapitre 18

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Mai 1942

Il a tenu sa promesse. Nous avons reçu des équipements et des médicaments. Des sulfamides, du désinfectants, des compresses, de l'aspirine et des anesthésiants. Il y avait aussi un cahier tout neuf avec une belle couverture en cuire noire que j'ai dissimulé sous l'appui de fenêtre qui se trouve au-dessus de ma paillasse. Il me servira quand j'aurai terminé de griffonner sur celui-ci.

Timéa n'y a pas cru quand elle a vu ce que contenaient les cartons, mais notre joie a été de courte durée. Très vite Gebhardt et son assistant Fisher ont pris le matériel qui aurait pu servir à pratiquer des opérations correctes et Oberheuser a piochée dans les opiacées et les sulfamides.

Mon opinion sur Timéa se réchauffe de jour en jour. Elle ne parle peut-être pas beaucoup et fait preuve de distance, mais je crois que c'est une façon de se protéger de la souffrance qui nous entoure et des fourberies d'Eva qui rapporte le moindre de nos faits et gestes à Oberheuser. En parlant peu et en observant beaucoup moi aussi j'ai pu constater que Timéa se démenait pour sauver un maximum de patients sans se soucier de leur nationalité. Elle s'occupe aussi bien des roumaines que des polonaises, des allemandes et des françaises. Elle se fiche bien qu'une étoile soit cousue sur un pyjama rayé ou qu'un triangle désigne une prostituée ou une lesbienne.

J'ai remarqué qu'elle avait souvent dans ses pieds une petite fille qui doit avoir huit ans. Mais il se peut que je me trompe, elle est tellement mince qu'elle doit faire plus jeune qu'elle ne l'est vraiment. Elle a une épaisse tignasse bouclée coupée court qui entoure toute sa tête. Les affres du camp n'ont rien enlevés à la joliesse de son visage dont la finesse est agrémentée d'un petit nez mutin et de grands yeux bleus qui ressemblent à ceux d'une chouette.

Comme Timéa, cette petite fille ne parle pas beaucoup. Je sais juste qu'elle s'appelle Joséphine.

La première fois que je l'ai vu, elle était cachée sous une table et ne voulait pas en sortir. J'ai cru qu'elle était malade tant sa pâleur était accentuée par ses cheveux corbeau. Depuis, je me suis aperçue qu'elle n'avait pas le teint jaunâtre-grisâtre des autres et qu'elle était plutôt en bonne santé pour une enfant vivant dans ces conditions. J'ai plusieurs fois vu Timéa lui sacrifier son pain ou son bol de soupe et il m'arrive parfois de faire pareil. Mon geste est systématiquement accueilli par un hochement de tête de la part de Timéa et un merci entre les dents de Joséphine.

La doctoresse a réussi à la garder auprès d'elle en s'en servant comme d'une assistante. Il faut dire qu'on dispose de si peu d'instrument qu'elle n'a pas besoin d'avoir une bien grande mémoire pour nous aider. Elle nettoie parfois les filles après qu'elles se soient fait dessus et éponge sans broncher le vomi et le sang.

- Tu crois vraiment que c'est un endroit pour elle ? ai-je osé demandé un soir où Timéa semblait disposé à discuter un peu avec moi.

- Pourquoi ? Tu crois qu'elle le serait plus à crever de faim dans un baraquement sans chauffage ?

Je ne sais toujours pas quoi répondre à cette question. Je crois que cette petite n'est en sécurité nulle part, mais qu'au moins ici elle bénéficie d'un semblant de chaleur et d'un repas aussi frugal soit-il. Oui, ma collègue à raison, ici elle est probablement un peu mieux. Juste un peux. 

- C'est quelqu'un de ta famille ? lui ai-je demandé quand j'ai sentis que ma précédente question ne l'avait pas froissée plus que ça.

Elle n'a pas répondu tout de suite, semblant se replonger dans de lointains souvenirs, les yeux fixant une mouche qui essayait de s'introduire dans la plaie suppurante d'une patiente que nous essayions de soigner afin de sauver sa jambe.

Entre deux océans - Tome 2Where stories live. Discover now