21. Arsyllfa

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Une porte ouverte vers les ténèbres. Hypnotisante. Les grands arbres qui la formaient dansaient avec le vent. Mais aucune feuille ne tombait ; les branches étaient nues. Des dalles crasseuses rongées par la nature traçaient un chemin sur le sol de mousse verdâtre. Des ronces les avaient brisées et du lierre foncé s'y était répandu, semblant prendre plaisir à dévorer les restes. Ainsi, la route était impraticable. L'homme, du moins le sorcier, ne l'empruntait plus depuis bon nombre d'années. La forêt qui s'étendait était sauvage, abandonnée à elle-même. Et cela la rendait encore plus effrayante.


L'allée d'arbres morts menaient à une vaste forêt de sapins, dont la cime était si haute qu'elle se perdait dans les nuages grisâtres. De longues et sinistres robes d'épines recouvraient les troncs des sapins. Serrés les uns contre les autres, ils formaient un mur infranchissable. Les rameaux ressemblaient à des lances qui empaleraient quiconque oserait s'aventurer de trop près. La seule entrée était cette bouche prédatrice.


Et, tout en haut, dans le ciel morne, on pouvait apercevoir une épaisse brume grisâtre. Elle se mêlait aux nuages pluvieux qui semblaient fuir à toute vitesse les hauts sapins. La masse nébuleuse ressemblait à de la fumée. Du feu ? À cette distance, on ne pouvait le savoir. Mais si c'était le cas, l'origine de l'incendie serait perdue à tout jamais. C'était à se demander si la végétation ne l'aurait pas étouffé avant qu'il ne puisse se propager. À moins que la boue ne l'engloutisse avant. Ainsi, ce brouillard incarnerait son dernier cri d'agonie.


La tension que l'image de ce trou obscur renvoyait, la route s'y enfonçant, paralysait Liam. Au fond de cette bouche enténébrée, qui lui susurrait d'approcher, le garçon avait le sentiment que deux yeux l'observaient. Respiration saccadée, les cinq sens à l'affût. Des feuilles bougeaient ; c'était comme si quelque chose se déplaçait, prêt à bondir. Liam ferma précipitamment les yeux. Son cœur se secouait dans sa cage thoracique. De sa droite, un petit vent glacial frôla son épiderme. Ses paupières se soulevèrent lentement. Ce n'était que la bise qui jouait avec les plantes. Il en devenait paranoïaque, comme s'il était l'une des victimes d'un film d'horreur.


Une atmosphère lugubre régnait ici ; le lieu avait été déserté. Aux abords de cette forêt sinistre devant laquelle il se tenait, Liam discernait des traces d'habitations anciennes qui résistaient en vain. Les deux iris miel s'attardaient sur un mur de pierre effondré. Derrière, Liam arrivait à distinguer du plancher moisi par le temps. Il était transpercé en plein milieu par une épaisse racine, identique à celles des arbres qui pullulaient à l'orée de la forêt lugubre. Des pierres, des briques, des bouts de bois étaient enfouis sous la mousse et les champignons. La terre humide, boueuse, avalait les dernières empreintes, comme du sable mouvant. Tel un meurtrier qui nettoie sa scène de crime.


Liam ne put s'empêcher d'inspirer lourdement. Mais il n'aurait pas dû. Une odeur nauséabonde avait empli ses poumons. Ce parfum qui, lors d'une brève inspiration, n'était que celui de la nature, s'était brutalement transformé en celui d'un animal mort. Non, ce n'était pas tout à fait cela. C'était comme si, à quelques centimètres, des larves grouillaient, se répandaient sur une masse inerte et moisie. Comme si son teint blafard était froissé, dévoré par les asticots jaunâtres. Comme si de cette peau pourrie s'échappait une odeur métallique, sanguine. Comme si un cadavre gisait là.


À cette pensée, Liam eut un brusque mouvement de recul ; il porta une main à sa bouche. Le dégoût montait à sa gorge et déjà le goût du café au lait du matin se répandait sur sa langue. Il eut un spasme. Le garçon avala précipitamment sa salive, manquant de s'étouffer, et, après un instant, se retrouva bras ballants.


« C'est ça le monde des sorciers ? »


- Il est sérieux ? Résonna une voix agacée derrière lui.


- C'est quoi cette odeur ! Fit une autre voix, féminine.


Liam avait sursauté en entendant ses deux compagnons : sa mère et Ketsu. Cet endroit était tellement hypnotisant qu'il avait oublié qu'il n'était pas seul.


- Il pouvait pas nous envoyer encore plus loin ? Bougonna le sorcier.


La voix ironique du jeune hommeaux paupières tombantes sonnait comme une angoisse pour Liam. Étonnant venant de lui, mais compréhensible face à ce lieu horrifiant. Soudain, une question vint à l'esprit du lycéen. Plus loin de quoi ? Liam se retourna.


- De quoi tu...


Il fut d'abord aveuglé par les puissants rayons d'un présumé soleil qui jusqu'alors était caché par les nuages.


- ... parles ?


Sa bouche s'ouvrit en grand ; sa question n'avait plus besoin de réponse. Dans son dos, derrière un Ketsu nonchalant et une Caroline ébahie, un large paysage féerique s'étendait. De vastes plaines vertes, à l'herbe taillée et entretenue, jouaient au miroir avec le ciel d'un azur resplendissant. Au rythme d'une brise délicate, les brins d'herbes ondulaient. Un arc lumineux s'était silencieusement tracé; son dégradé de couleurs était d'une pâle douceur. Rouge, orange, jaune, vert, bleu, indigo, violet se succédaient avec harmonie. La pluie était tombée et, grâce à elle, un magnifique arc-en-ciel sublimait la vue.


Liam prit une bouffée d'air ; les arômes étaient délicieux. Un mélange enivrant de fraîcheur et de jasmin ! L'odeur du printemps avait remplacé la puanteur dans ses poumons. Le garçon ne put se contrôler ; il esquissa le plus émerveillé des sourires.


Brillants de curiosité, ses iris miel balayèrent le paysage qui s'offrait à lui. La route pavée, dévastée à l'orée de la forêt, était parfaitement intacte de ce côté-ci. Les dalles étaient d'un blanc épuré, légèrement tachetées de points aussi luisants que des rubis. Des bâtiments bâtis en pierres de silex bordaient la route. Ils se faisaient plus nombreux à mesure que ses yeux suivaient le chemin. La route longeait une vaste mare qui rafraîchissait la végétation. L'astre solaire et sa rondeur cireuse teintait de cuivre sa surface. La pureté de cette eau surpassait bien largement celle des bassins chlorés des piscines.


Liam continuait à suivre d'un regard appliqué la route dallée, qui s'élargissait à mesure qu'elle progressait ; une lueur contemplative éclaircit subitement ses yeux. Légèrement en contre-bas, une immense cité surplombait la plaine. D'épais murs de pierre polie y interdisaient l'accès. De là où se tenait le garçon, on distinguait de nombreux toits rouges, noirs, bleu nuit, sombres qui dépassaient la muraille. De près, les bâtiments devaient être gigantesques. Dominant la cité, une tour s'élevait si haut que sa pointe se perdait dans les nuages.


Cette magnificence évoquait une vision de paradis, inspirait une douce quiétude qui calmait sa terreur antérieure : Liam venait d'arriver dans un nouveau monde.


Il tourna la tête, voulant confirmer qu'il ne rêvait pas ; il vit sa mère, contemplant la vue, éblouie par ce merveilleux tableau. Elle aussi semblait avoir retrouvé son émerveillement d'enfant. Caroline se murmura à elle-même :


- C'est ça le monde des sorciers ?


Sa mère avait prononcé la question qu'il s'était lui-même posé quelques instants plus tôt devant la sombre forêt. Ils partageaient le même sentiment : Arsyllfa était d'une beauté inimaginable.

Sorciers, T1 : Le fils du corbeauWhere stories live. Discover now