10. Cette nuit-là

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Un grand oiseau noir, les ailes détrempées, croassait. Hurlement strident d'un avide charognard, au milieu de formes immobiles. Ses frères gisaient, frappés par la morsure d'un prédateur. Le félin était étendu parmi les cadavres, la trachée détachée du reste. La cacophonie de la peine du corbeau retentissait alors comme un douloureux requiem.


C'était une nuit d'un noir intense, rythmée par la violente pluie qui martelait les pavés. Les rues étaient inondées. De nombreuses flaques s'étaient formées dans les jointures.


Dans le quartier, presque aucun signe de vie. Les lampadaires étaient plongés dans l'obscurité ; les bougies, éteintes. Peut-être les familles, les hommes, les femmes, les enfants dormaient-ils. Ou, préféraient-ils garder les yeux ouverts dans ces ténèbres nocturnes sans oser sortir. La raison de cette angoisse était simple; un criminel rôdait.


Entre deux bâtiments aux murs bâtis de bois et de pierre, une allée sombre aux pavés malpropres s'enfonçait. Des tonneaux collaient les façades envahies par la végétation rebelle. Avançant dans cette ruelle étroite, évitant les mauvaises herbes qui soulevaient les dalles encastrées dans le sol, une ombre s'avançait lentement.


La route pavée laissa place à un chemin de terre abrité par les arbres. Les feuilles bruissaient dans l'obscurité totale. Les troncs, disséminés de part et d'autre dissimulaient de nombreuses cabanes. Les portes battantes, les modestes constructions de pierres s'effondraient presque. Mais il n'y avait plus personne pour le constater : le bois avait été déserté, quelques jours plus tôt. Plus les pas progressaient, plus la nuit obscurcissait le bois à la végétation clairsemée. Terres et gouttes de pluie se mêlaient dans un magma boueux. Des semelles s'y dessinaient.


Foulant enfin les premiers graviers, la silhouette atteignit un large mur de haies aux feuillages menaçants. Sous un arc brisé d'un vert épineux, un portillon noir à barreaux se faisait maltraiter par un vent impétueux. Il claquait sous l'averse, résonnant dans l'espace boisé. Derrière, un immense terrain s'étendait à perte de vue. Un triste chêne déshabillé de ses feuilles dont les branches nues s'affaissaient dominait une étendue d'herbes folles qui ployaient sous l'averse. L'atmosphère était lugubre, presque oppressante.


Des bruits de pas se mêlaient à la pluie battante. Deux pieds bottés foulaient le chemin de cailloux qui fendait l'étendue. Un long manteau volait, accroché à de rudes épaules. Une capuche dissimulait le visage de la silhouette. Des gants noirs couvraient ses poings serrés à l'exception des index et des majeurs. Une veste, attachée en bas par deux boucles de ceinture, entourait le buste tandis qu'un pantalon aux taches brunes recouvrait les jambes. Sous la couche d'humidité, d'étranges traces venaient souiller les vêtements d'allure modeste. Comme des éclaboussures d'un rouge sale.


La silhouette s'arrêta et leva le menton. Un manoir. Une bâtisse haute de deux étages surélevée par un soubassement de briques noires. Les allèges s'accordaient avec les pans de bois sombres ; le colombage entrecoupait la surface orange sale. De chaque côté du front du perron brun, les fenêtres, réparties symétriquement en deux rangées verticales, faisaient saillie sur la façade. Ces oriels se composaient de vitraux en forme de losange. L'intérieur était masqué par des rideaux noirs tirés. Un porche envahi par la mousse jaunâtre abritait la porte d'entrée. Plusieurs mètres au-dessus, une baie vitrée en forme de demi-cercle était ombragée par un toit avancé soutenu par des charpentes. Le faîtage de la toiture de tuiles brunes comportait à ses extrémités deux corbeaux sculptés de marbre noir.

Sorciers, T1 : Le fils du corbeauOù les histoires vivent. Découvrez maintenant