Josianne aussi me l'a demandé aujourd'hui lorsqu'elle est enfin sortie de son apathie. Son doigt à meilleur allure qu'hier où il suintait et dont le pus ne semblait plus vouloir s'arrêter de couler. Elisheba et Mahalia ont sacrifié deux de leurs petits pains quotidien pour qu'on puisse avoir de quoi soigner le doigt. Soigner est vite dit. Une bande sale en guise de pansement et un antiseptique obtenu on ne sait comment mais qui m'a coûté mon écharpe et mon bonnet en plus des pains et du carré de margarine qu'on avait eu le droit d'avoir avant-hier parce que nous étions dimanche et qu'apparemment, le dimanche c'est jour de fête au camp à savoir pas de travail et un minuscule carré de margarine pour accompagner notre soupe d'eau et notre rondelle de saucisson qui fait moins d'un centimètre d'épaisseur.

Nous ne travaillons pas. Pas encore. Parce que c'est la quarantaine. Une quarantaine épuisante. On ne peut pas s'asseoir, on ne peut pas s'allonger, on ne peut qu'être debout ou accroupie. Je m'assois parfois en position du lotus mais je peine ensuite à déplier mes jambes pour me relever tellement elles sont raides.

Certaines ont commencé à montrer des signes de faiblesse dès le deuxième jour. Les plus faibles sont mortes. Il s'agit surtout de vieilles femmes. Personne ne vient les chercher, on les laisse là pourrir sous nos yeux. L'odeur des mortes ne nous dérange même plus, nous avons toute sur nous une odeur de cadavre mélangé à celle de la pisse et de la merde.

Nous avons le droit de sortir au matin pour « prendre l'air ». C'est marrant parce qu'il n'y a pas de fenêtre à notre baraquement, on prend l'air toute la journée, à toute heure et le soir l'air est glacial. Je me demande comment nous ne sommes pas encore morte d'hypothermie. Mais on doit quand même sortir tous les matins pieds nus puisque nous n'avons plus de chaussures, pour nous ranger devant notre baraquement sous les coups, sous les cris, sous les aboiements et les morsures des bergers allemands. Tout est bon pour nous frapper. Un pied qui dépasse du rang, pas assez rapide, pour avoir eu un regard effronté, pour avoir une tête qui ne revient pas à nos gardiennes.

Elles sont quatre, nos tortionnaires du matin. Quatre femmes, quatre parfaites aryennes. Il y a Maude, la plus « gentille » si je puis dire. Elle ne frappe que si ses collègues la regarde, mais elle a toujours l'air de se demander ce qu'elle fait là. Il est évident qu'elle frappe à contrecœur et je l'ai déjà vu aider l'une de nos camarades à se relever quand elle n'avait plus la force de rester debout ou d'ignorer un petit pain ou un bijou qui traine dans une poche. Ma chaine en or avec la croix de Jésus offerte par mon grand-père en l'occurrence et qui était tombée de ma poche lorsque j'en avais retiré ma main. Elle l'a ramassée et l'a discrètement remis dans sa cachette en faisant semblant de me pousser pour que je sois alignée. Je me demande parfois comment cette fille qui semble sincèrement être une bonne personne s'est retrouvée ici à devoir faire ressortir le pire de ce qu'elle a en elle.

Ensuite il y a Hilda et Carla. Ces deux-là n'ont rien à envier à Tête de Taureau en terme de cruauté. Elles frappent à tour de bras, confisque la nourriture et les maigres biens personnels que nous avons réussi à faire passer avec nous. Elles prennent un malin plaisir à frapper sur les blessures déjà existantes ou à appuyer avec insistance sur une blessure ouverte sous prétexte de vérifier qu'elle ne s'infecte pas. Josianne et Elisheba ont fait les frais de ces deux-là.

Et enfin il y a Ledwine. Ledwine Shäfer. Un ange. Véritablement. Des cheveux d'une blondeur immaculée. Des yeux d'un bleu plus pur que celui d'un saphir. Un visage aux traits fins qui respire l'innocence. Un véritable contraste avec la cruauté dont elle sait faire preuve. Elle est la plus jeune des quatre. Elle ne doit pas avoir plus de dix-neuf ans et elle manie le zèle aussi bien que le gummi, une matraque en caoutchouc qui vous laisse des hématomes aussi larges que douloureux.

Entre deux océans - Tome 2Where stories live. Discover now