Dans ses yeux, je n'avais vu ni crainte, ni angoisse, juste une détermination folle. Et c'était probablement le regard le plus terrifiant qu'il aurait pu me porter. Parce qu'il signifiait que j'étais ridicule et seul dans mon malaise. Ce regard, il signifiait quelque peu que comme j'étais le seul de nous deux à angoisser et trembler, les brimades - si l'on échouait - me reviendraient de droit.

Je déglutis, soufflai encore une fois avant de m'avancer à mon tour sur la scène. À partir de maintenant, plus rien d'autre que le clavier ne comptait.
Je m'assis sur la banquette noire avant d'effleurer du bout des doigts les touches noires et blanches du piano à queue. Les touches de jade brillaient timidement sous les projecteurs qui ne cherchaient pourtant pas à les atteindre. Même dans l'ombre qui m'était accordée, elles scintillaient de leur éclat blanc.
Mes doigts s'y posèrent finalement avec délicatesse et j'attendis que Minjun soit prêt.

Il ne m'enverrait aucun signal pour me le dire, je le devinerais à l'atmosphère de la salle, à l'absence de remous autour de moi et j'enclencherais la symphonie.
Mon rôle serait de signer le coup d'envoi, la petite impulsion qui ferait naître la mélodie qui ferait taire les plus bavard et écouter même les plus distraits.

Lorsque la salle ne fut plus que silence, je pris une grande inspiration, la dernière que je pourrais pleinement ressentir avant ces trois longues minutes puis j'appuyai sur la première note.

Pendant pas moins de dix secondes, je jouai seul face au public, et je remarquai que mes mains avaient cessé de trembler. Je ne voyais rien d'autre que mes doigts qui glissaient, piquaient et frappaient les touches en rythme. Tout ce qui dépassait mon clavier avait cessé d'exister. Puis une autre mélodie s'éleva, plus âcre à l'oreille et bientôt, le son de nos deux instruments se mélangea dans une parfaite symphonie à l'exception de quelques changements de rythme presque imperceptibles mais qui feraient toute la différence.

La mélodie d'hiver de Vivaldi s'élevait dans l'air et semblait apporter le froid et les sentiments avec elle. Je ne pouvais voir le visage du public mais je le savais convaincu. Minjun avait du talent, de la prestance et une certaine originalité dans ses interprétations. Il savait conquérir tout un public à la simple manipulation d'un archer sur des cordes.

La mélodie continua de transcender l'air de nombreuses secondes encore qui semblaient s'étaler plus que de raison. Mes mains se mirent à trembler à nouveau, mais plus de peur, simplement de cette adrénaline qui coulait dans nos veines de musiciens lorsqu'arrivait la fin d'un morceau, ce moment où il ne fallait rien lâcher malgré la fatigue et les crampes qui nous couraient dans les bras. Mes mains parcoururent encore le piano puis brutalement, comme l'exigeait la composition, elles s'arrêtèrent laissant de nouveau place au silence.

Je relevai enfin la tête de mon clavier pour regarder la salle. Comme à mon habitude, dans un premier temps je n'y vis rien, complètement aveuglé par les projecteurs braqués sur Minjun. Puis une première vague d'applaudissement et d'exclamation arriva à mes oreilles, comme la plus belle mélodie jamais produite en ces lieux, bien qu'elle ne s'adressât jamais à moi.

De dos, je vis le violon de Minjun descendre de son épaule pour venir se glisser le long de sa cuisse. Je me levai timidement pour ne pas faire de l'ombre à la star de cette scène, et de manière synchrone, nous nous courbâmes devant un public en feu. Il faisait partie des rares qui étaient capable de faire s'animer ce type de public dans une salle aussi aseptisée qu'austère.

Mais il n'était pas le seul.

L'hiver était passé, après lui venait le printemps.

Il quitta la scène le premier, moi à sa suite malgré les applaudissements du public qui n'avaient pas encore pris fin. Étais-ce la tristesse de le voir partir, ou l'excitation que la dernière performance engendrait ?

𝐋𝐄 𝐕𝐈𝐎𝐋𝐎𝐍𝐈𝐒𝐓𝐄 ⁽ᵛᵏᵒᵒᵏ⁾Où les histoires vivent. Découvrez maintenant