Badinons tant qu'il en est encore temps II/IV

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Aby déplaçait la viande, les quelques rondelles de carottes et lamelles d'oignons dans la sauce. L'odeur enivrante embaumait la chaumière rafistolée pendant que Caleb tournait en rond, non sans hérisser le poil de la vieille dame à qui cela donnait le tournis.

— Tu devrais y aller.

Caleb redressa la tête pour comprendre où elle voulait en venir. D'un geste de son menton sali par les éclaboussures du repas en préparation, elle montra l'ordinateur que son petit-fils se plaisait à qualifier de préhistorique. Elle faisait allusion à la soirée de Katharina. Pensait-elle réellement qu'il avait envie de la revoir après qu'elle avait fichu le camp ? Ils avaient pris soin d'elle des semaines, Aby l'avait dorlotée comme sa propre fille, et cette pimbêche avait filé sans un signe de gratitude vers sa vie de château. Ils s'entendaient bien, pourtant, quand elle ne faisait pas toutes ses manières. Mais elle lui avait fait comprendre qu'ils n'étaient pas du même monde. Aby, elle, n'en conservait pas la moindre rancœur. C'était peut-être ce qui le mettait le plus hors de lui.

— Ça ne m'intéresse pas, dit-il.

La grand-mère touillait toujours dans la grosse marmite, lui tournant le dos.

— Aby ?

Elle posa la spatule et laissa mijoter.

— Qu'est-ce que tu sais à propos des Gardiens ? demanda-t-il.

Elle daigna enfin pivoter vers lui.

— Pourquoi cette question ? Tu sais que les métamorphes ne se lient pas à d'autres métamorphes, dit-elle en arquant un sourcil questionnant ouvertement son intelligence.

Il insista.

— Eh bien... Ce sont des créatures très singulières. Quand un être humain est confronté à des événements difficiles durant son enfance, ou exceptionnellement au cours de son adolescence, un Gardien peut incarner un animal afin de le protéger. Mais ils sont surtout attirés par l'occultine.

— Alors pour avoir un Gardien, il faut avoir souffert ou posséder une affinité avec l'occultine ?

— Tu es bien curieux, aujourd'hui. Tu sais que mes grimoires sont à ta disposition... ?

— Mais comment ces Gardiens aident leurs... humains ?

— Par leur présence.

— Leur présence ? En quoi ça les protège ?

— Ces enfants vivent souvent un enfer. Les Gardiens leur apportent leur amour. Mais aussi leur force. Ce sont des amis fidèles.

— Leur force ?

— Les Gardiens sont puissants, et peuvent changer de forme à loisir.

— Je ne savais pas, répondit-il pensivement.

— Tu ne sais malheureusement pas grand-chose. Passe donc plus de temps à lire et moins à faire semblant de bricoler. Cette vieille bicoque va bientôt s'effondrer, et ce ne sera pas la faute du vent !

Aby retourna à son ragoût, le couvercle s'agitant au-dessus des bulles bouillantes.

Caleb reprit ses travaux de rénovation, transpercé par l'ingratitude de sa grand-mère. Il y avait passé tout son temps, à réparer cette « vieille bicoque ». Il faillit lâcher la planche de bois qu'il venait d'attraper et remercia les Esprits de Bellegardane après s'être assuré qu'Aby n'avait rien vu. Après l'avoir posée, il commença à taper du marteau pour couvrir le pan de mur qui laissait à désirer. Les questions tournaient en boucle dans sa tête. Qui était cette fille ? Que faisait-elle à Vrennes ? Faisait-elle partie de ces enfants qui ont vécu l'enfer, ou connaissait-elle sa terre natale, celle qu'il avait quittée, porté par Aby ? L'image des yeux de la chétive chatte noire s'imposait sans cesse à lui. Cette couleur, cette lueur. Et sa réaction lorsqu'elle l'avait rencontré. La chatte l'avait senti. Un métamorphe reconnaît un autre métamorphe. Mais Mandréline, elle, que savait-elle exactement ?

*

L'heure de la soirée de Katharina et Chiara approchait et Mandréline alla frapper à la porte d'Alexandre, duquel elle n'obtint qu'un énième « Non, merci ». Olive avait bien sûr émis la possibilité de le traîner en dehors de sa chambre par la peau des fesses, mais s'était trouvée confrontée à deux avis divergents du sien. Elle avait donc dû renoncer à cette tactique, non sans informer ses deux amis qu'ils n'avaient qu'à se débrouiller tout seuls si ses méthodes ne leur convenaient pas.

Elle kidnappa malgré tout Mandréline dans sa chambre et lui prêta un short en vinyle, ainsi qu'un large haut bordeaux qui aurait été de saison si celles-ci ne s'étaient pas totalement inversées ces derniers mois.

Une quinzaine de minutes plus tard, Liam les attendait devant l'entrée et tendit un bras à chacune d'elles. Habillé d'une chemise rentrée sous un pull d'Halloween au centre duquel dansaient trois squelettes entourés de citrouilles vertes, il avait légèrement relevé ses cheveux à l'aide d'un peu de cire coiffante.

— Mesdemoiselles, dit-il dans une courbette obséquieuse et sans une remarque désobligeante de la part d'Olive.

Quand Katharina leur ouvrit, elle reconnut les trois étudiants qu'elle avait observés depuis sa fenêtre après le violent orage. Comme ce jour-là, Olive donna une tape sur l'arrière du crâne de Liam qui s'en plaignit plus pour la forme que parce qu'il avait eu mal. La grande blonde les guida à l'intérieur en les examinant avec curiosité. Elle avait l'impression de voir trois enfants jouer ensemble, et ricana intérieurement en se rappelant qu'elle avait organisé cette fête juste pour contrarier ses parents. Pour l'exemple de maturité, on repasserait. Elle avait donné son week-end à Agata, qui avait toutefois vu clair dans son jeu et avait vainement tenté de la dissuader. Ce n'était pas raisonnable, et cela ne pouvait qu'attiser les rancœurs familiales. Mais sa frustration était plus forte que sa raison. Elle voulait les punir, même s'ils ne l'apprenaient jamais. Et puis, elle se sentait si seule dans cette grande maison. Cela lui avait au moins donné une bonne excuse pour inviter Chiara. Qui à son tour avait invité toute l'université depuis son poste d'assistante.

Les différentes pièces étaient remplies de monde dodelinant. Le salon immense, la salle à manger immense, et toutes les autres pièces immenses. La musique perçait les tympans. Les buffets regorgeaient d'alcool et, en moindre proportion, de canapés et autres bouchées apéritives sur lesquelles se jeta Olive. Discrètement, elle glissa quelques toasts dans son sac. Liam et Mandréline la rejoignirent pour se servir un cocktail, dont elle se chargea de sélectionner les ingrédients.

Le salon transformé en piste de danse, Liam commença à gigoter tel un clown, se frayant un passage dans la foule dont les deux filles bénéficièrent. Lorsqu'ils dénichèrent enfin un endroit où danser sans se faire (trop) bousculer, Mandréline ferma les yeux pour se perdre dans la musique. Son corps se mouvait dans le rythme de la soirée. Il n'y avait plus que le présent, ce son qui résonnait à ses oreilles et les rires de ses improbables amis. Il n'y avait plus de nature déchaînée, de mort, de faim, plus de parents affreux ni de ...

Deux mains se glissèrent sur ses hanches, la sortant de sa très brève transe. 

Les enfants de Bellegardane - T. 1 : MandrélineWhere stories live. Discover now