Les enfants de Bellegardane - T. 1 : Mandréline

La clef dans la serrure I/III

PARTIE 1 : SAISON AUTOMNALE

Les bras tendus sur l'appui et ses mèches brunes tombant sur ses sourcils broussailleux, Mandréline referma la fenêtre afin de préparer sa fugue. Elle avait espéré voir Luna escalader la gouttière cabossée ou longer la corniche, mais la petite chatte la rejoindrait plus tard.

Le lendemain serait la journée d'accueil des étudiants à l'université de Vrennes, et la jeune fille avait trop attendu ce moment pour risquer de le rater.

Lorsqu'elle avait été assez grande pour comprendre que ses parents adoptifs ne lui offriraient aucun avenir, ni ici, ni ailleurs, elle avait dû élaborer une stratégie pour s'en sortir. Elle avait envisagé de travailler dans une restauration rapide, de faire le tour des associations d'aide aux mineurs ou encore de raser les trottoirs, sans qu'aucune de ces issues ne lui apparût salutaire. En cherchant sur Internet la manière idéale de gagner de l'argent facilement et après avoir fermé les onglets virulents promettant des sommes mystérieusement astronomiques, Mandréline s'était arrêtée sur un article qui évoquait les bourses scolaires. C'était sa solution. Elle avait opté pour la bourse universitaire la plus généreuse, y mettant l'assiduité de son désespoir à coups de résultats irréprochables.

Cela n'avait néanmoins rien eu d'aisé. Dénuée d'un goût particulier pour les études ou d'un talent de mémorisation inné et dans sa petite chambre de Frisagnon où l'hiver était devenu chaque année plus rude et l'été plus suffocant, elle avait dû lutter pour rester concentrée. D'autant que dès que Rachel rentrait - et à vrai dire, sa mère adoptive ne sortait que rarement -, elle la réquisitionnait pour exécuter les tâches des plus banales aux plus ingrates.

Quand Mandréline vidait le cendrier, elle se sentait parfois comme une pâle réplique de Cendrillon, avec les cendres et la marâtre, mais sans la bonne fée. Par réflexe, elle palpa son pendentif en pierre de lune, unique relique d'un passé dont elle ignorait tout. Sa situation n'était pas plus enviable à l'école. Bien qu'il s'agisse d'une institution de village, les autres élèves la considéraient avec dédain, renforçant « l'effet Cendrillon ». Encapuchonnée dans son sweat, elle baissait la tête dans les couloirs, mangeait aux toilettes et passait ses récréations à réviser dans un coin où elle se faisait oublier. Seul Kyle avait su voir en elle autre chose qu'une paria. La poitrine de Mandréline se comprima, et d'un soupir, elle balaya les doux souvenirs. Le temps était venu pour elle de quitter cette maison, sans se retourner, sans se créer d'attaches qui n'existaient pas. La seule qui comptait pourrait l'accompagner. Du moins, elle l'espérait. Le reste n'avait pas d'importance, parce qu'elle allait tout recommencer.

Après avoir tournoyé dans le vide de ces treize dernières années comme si elle possédait des choses à oublier, Mandréline tapota machinalement l'oreiller et rajusta l'édredon. La commode dont elle avait horreur à cause de l'odeur de rouille qui imprégnait les tissus était déjà désemplie de ses quelques vêtements. Les murs ternes étaient vierges de toute décoration depuis toujours, Rachel n'ayant jamais accepté qu'elle y accroche un quelconque poster. Sa mère adoptive n'était pourtant pas maniaque. Mis à part son maquillage outrancier, elle était plutôt négligée, et Mandréline devait passer derrière chacun de ses mouvements pour ramasser les mégots, jeter les canettes, nettoyer les éviers parsemés de poudre ou ranger les chaussures boueuses dans l'entrée.

En inspectant le parquet irrégulier et poussiéreux sous son lit, la jeune fille reconnut un vieux bloc de feuilles et le fourra dans son sac à dos. La fermeture éclair domptée, elle patienta derrière la porte rongée par l'humidité. L'excitation fourmilla le long de sa colonne vertébrale. Elle avait réussi, elle avait obtenu la meilleure bourse d'études. Il ne lui restait plus qu'à filer sans se faire prendre. Elle y était presque.