Une eau furibonde II/V

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Liam, qui s'était retrouvé seul au milieu du salon après que chacun avait filé dans sa chambre pour contacter ses proches, alla chercher ses colocataires et les réunit autour de la table. Il prépara du chocolat chaud, qu'il glissa entre leurs mains inertes. Leurs yeux étaient gonflés et leurs joues bouffies. Tous avaient pleuré, mais personne n'en parlait. Il n'y avait rien à dire. Des gens étaient morts par millions à travers le monde. Comme ça. Soudainement. En une nuit. La seule réponse possible était l'accablement, la sidération. Même pour lui qui n'avait perdu aucun être cher dans la catastrophe. Il espéra que ses colocataires non plus, mais avait conscience qu'il était déplacé de poser la question. Alors il restait là, à siroter son chocolat, jetant de temps à autre un œil à Mandréline, affligée, à Alexandre, terrifié, et à Olive, qui de tous, était sans conteste la plus touchée par ce qui venait de se dérouler. Mais la jeune fille serait bien trop fière pour l'admettre.

Il avait laissé la télévision allumée pour suivre le cours des événements, qui allait en s'empirant. Le nombre de morts était incalculable, car perdus sous les eaux ou les décombres. Les îles et les villes immergées ne réapparurent pas à marée basse. Les hôpitaux étaient surchargés, tout comme les autres institutions de soin et d'urgence.

Ils avaient bien sûr déjà vu de terribles reportages d'inondations et de coulées de boue auparavant, souvent dans des pays chauds et lointains, sans vraiment se sentir concernés. Mais c'était différent aujourd'hui. Même s'ils avaient eu la chance de vivre à distance de la mer ou de l'océan, tous les pays de tous les continents étaient cette fois concernés. Le leur y compris. Le monde entier était en deuil au même moment. Et ça, c'était la première fois.

Le lendemain à dix heures, les allées du campus étaient littéralement noires de monde. Des drapeaux de tous pays flottaient au vent, décorés d'un voile sombre. Les traits étaient tirés et rougis par le chagrin. Encadrés par des policiers protégés de la tête aux pieds, certains avaient profité de l'occasion pour mener une manifestation muette, armés de pancartes dénonçant l'inaction gouvernementale face au dérèglement climatique. Les mots étaient écrits blanc sur noir, tout comme les représentations de vagues et de tornades.

Sur la grand-place où s'arrêtait la marche, les citoyens déposèrent des couronnes de fleurs, des ours en peluche et des photos de proches tués par le cataclysme à l'autre bout du monde ou à quelques heures de Vrennes, avant d'observer quelques minutes de silence. Puis, petit à petit, les gens piteuses firent demi-tour.

Mandréline et ses colocataires s'entendaient pour rentrer quand elle reconnut une silhouette familière déposer un bouquet de chrysanthèmes sur les pavés couverts de présents. Un soupir las suivit le nœud dans son estomac et elle invita Olive et les garçons à partir sans elle.

Kyle, à genoux, ne tressaillit pas lorsqu'elle posa une main sur son épaule.

— Kyle.

Comme il ne réagissait pas, elle s'accroupit à ses côtés.

— C'est mon père, dit-il simplement.

Elle tendit les bras vers lui, et il s'y blottit naturellement. Comme s'il n'y avait jamais eu de secret, comme s'il l'avait toujours aimée. Quelle que soit sa manière de le faire.

— Je...

— Ne t'excuse pas, la pria-t-il.

Mandréline l'étreignit plus fort. Elle non plus n'avait jamais compris cette formule de politesse.

— Il était en voyage, expliqua-t-il. C'était un connard, tu sais, s'essuya-t-il vulgairement le nez.

— Tu as le droit de pleurer, Kyle, le berçait-elle.

A vrai dire, elle ignorait si c'était lui ou elle-même qu'elle tentait de réconforter. Elle ne savait pas ce qu'il ressentait pour elle, ni ce qu'elle ressentait pour lui. Seulement qu'ils avaient tous les deux besoin de cette parenthèse.

— Tu me manques, dit-il dans un murmure étranglé par les sanglots qu'il refoulait.

— Kyle...

Toujours dans ses bras, fixant tous deux des directions opposées, il poursuivit :

— Pourquoi tu es partie ?

— Kyle, tu sais pourquoi je suis partie.

— Mais moi ? Moi j'étais là.

— Ce n'est pas le moment de parler de ça...

— Si, se recula-t-il pour mieux la regarder de ses yeux enflés. Tu m'as laissé là-bas sans rien me dire. Tu ne m'as même pas envoyé un texto. En fait, tu m'as carrément ghosté.

Mandréline soupira.

— Je ne pouvais plus rester.

— Elle ne te touchait plus.

Ce fut au tour de la jeune fille de s'éloigner, révulsée.

— Kyle, je n'ai pas envie d'être désagréable avec toi dans un moment pareil, alors évite de décider pour moi ce que j'aurais dû supporter ou non.

Il l'attira à lui et s'y accrocha comme à un ourson en peluche.

— Excuse-moi, dit-il en libérant enfin ses larmes.

— C'est rien, caressa-t-elle machinalement les cheveux blonds dont elle connaissait si bien le parfum. C'est rien, je suis là.

— Kyle ? appela une jolie femme qui essuyait ses yeux à l'aide d'un mouchoir.

Le garçon se défit précipitamment de l'étreinte et effaça l'eau de son visage. Discrètement, il embrassa la joue de Mandréline avant de rejoindre sa mère pour la consoler.

Comment avait-elle pu imaginer qu'il avait tout raconté à ses amis, qu'il s'était moqué d'elle, alors qu'il était la première personne sur laquelle elle avait pu, elle aussi, se reposer ? Ils ne parlaient pas souvent, mais il l'avait toujours écoutée. Il l'avait rassurée, aimée, accueillie sans lui poser de questions auxquelles elle ne voulait pas répondre. Et elle, qu'avait-elle fait pour lui ? Ses malheurs lui collaient tellement à la peau qu'elle était parfois aveugle à ceux des autres. Quand Kyle avait appris les raisons de la demande de divorce de sa mère, il avait énormément souffert. L'infidélité de son père avait remis en question toutes ses valeurs, et il avait pris sa mère sous son aile. Mandréline avait-elle su être là pour lui ? S'était-il lui aussi réfugié dans leurs caresses ? L'avait-il aimée plus qu'il ne le lui avait montré ?

Tout à ses pensées, Mandréline restait avachie au milieu des familles éplorées. Amant, ami ou amour, elle ne voyait néanmoins pas d'avenir avec Kyle. Elle l'aimait profondément, mais c'était terminé.

— Toutes mes condoléances, mademoiselle, lui dit un passant.

— Toutes mes condoléances, répéta-t-elle avant de comprendre que l'inconnu l'avait crue en deuil.

Finalement, peut-être l'était-elle. 

Les enfants de Bellegardane - T. 1 : MandrélineWhere stories live. Discover now