Chapitre 3

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« Satan lui aussi est partout. Et il est d'abord en nous-même. »

Jean-Claude Carrière, La Controverse de Valladolid.

Je ne sais pas pourquoi, mais je n'arrive pas à me défaire de cette silhouette quasi-irréelle.

À la hâte, le type s'installe juste devant moi et reste stoïque à contempler une feuille sortie de son sac à bandoulière noir et joue sans interruption à faire tourner entre ses doigts l'unique stylo qu'il semble posséder. Sa tête brune avachie dans la paume de sa main gauche, il paraît porter sur ses épaules tout le poids de l'ennui de ce cours.

Un sentiment que je comprends complètement. Moi aussi, je me demande ce que je fiche ici au lieu de déterrer mon passé ainsi que de m'exercer sur mes incantations en latin. Une langue que j'ai énormément de mal à assimiler, malgré l'aide de mon petit ami.

L'enseignant, Monsieur Coril, se met soudainement à crier un énorme « Bonjour tout le monde ! » , me sortant ainsi de mes pensées qui ne font qu'accroître ma colère contre mes parents mystificateurs*.

Ce dernier appelle un par un les élèves qui répondent un « Présent » pour le moins flegmatique, visiblement trop occupés à parler de leurs vacances et de choses et d'autres plus intéressants que le cours. Quant à moi, je stresse dans l'attente qu'il hèle mon prénom.

– Mademoiselle Freffern ? crie-t-il, tentant tant bien que mal de se faire entendre parmi tous ces chuchotements oppressants.

– Présente... je balbutie timidement, me ratatinant au plus profond de ma chaise.

– Vous êtes revenue parmi nous ? Je suis content de voir que vous ne pouvez pas vous passer de notre merveilleux pays ! commente-t-il, souriant à pleines dents en fixant mon visage un peu trop pâle ces derniers temps.

Sa remarque a le don de me faire rougir. Savoir que tout le monde sait à présent que je suis de retour à Devil's Lake, m'angoisse énormément. Mais je lui renvoie son sourire, à la fois ravie d'avoir tant manqué à ses cours et tout aussi gênée d'être mise au-devant du podium, alors que les raisons sont toutes autres et bien plus complexes.

Pour la discrétion, c'est loupé, mais au moins, je n'ai pas eu à argumenter. C'est déjà pas mal.

– Où en étais-je ? Seth Liam... soupire-t-il, vous nous faites l'honneur d'être à l'heure pour la rentrée ? Cela relève du miracle !

Le garçon se trouvant devant moi cesse alors de me jauger de son regard noir perçant. Il ne relève pas les paroles du prof à son encontre, il se contente seulement de lever sa main sans répondre par ce fameux « Présent ». Ce type semble à première vue très arrogant et imbue de sa personne, mais...

Quelle cruche ! Mais c'est lui, bon sang ! hurle ma conscience.

Effectivement, c'est le garçon qui regardait dans ma direction au beau milieu de la cours. De loin, il ne me semblait pas aussi grand, à présent, je dirais qu'il doit faire dans les un mètre quatre-vingt. Peut-être un peu moins. Ses cheveux bruns font ressortir à merveille son teint hâlé ainsi que ses yeux bleus-gris. Lorsqu'il se détourne enfin de ma personne, j'aperçois dans sa nuque un tatouage dépassant du col de sa chemise blanche. Il semble représenter deux bouts d'ailes où des plumes s'envolent.

Revenant à moi, une petite voix m'intime de faire attention, car il n'est peut-être pas si différent de moi. Ce type est comme une tâche noire au beau milieu d'une toile vierge et jusqu'ici mon instinct ne m'a jamais trompé.

Cependant, et comme si je n'avais pas assez de problèmes dans ma misérable vie, je dois supporter toute l'heure qui suit les regards scrutateurs de ce fameux Seth Liam.

Pourquoi est-il constamment en train de me fixer ? Est-ce que lui aussi sent que je suis différente ? Ce n'est certes pas marqué sur mon front, mais quand on a une nature comme la mienne, on reconnaît vite ses semblables.

Poussant de longs soupirs indiscrets afin de montrer mon exaspération, il me jette des regards à la volée qui ne me déstabilisent pas le moins du monde. Dans un combat invisible aux yeux des autres élèves, on reste comme deux idiots à se jauger mutuellement du regard, l'un et l'autre ne voulant pas baisser les yeux. À quoi joue ce type ? Essaye-t-il de sonder la personne que je suis ? Tente-t-il de me montrer qu'il est plus important que moi ?

M'intimant d'arrêter cette dualité puérile, je reprends mes esprits et me rappelle que je suis censée être affligée et que je ne dois en aucun cas ajouter de l'huile sur le feu et ainsi attirer la curiosité plus que je ne le fais déjà. Car malheureusement, c'est ce que je suis censée être : affligée et endeuillée, même si au fond, je suis tout le contraire. Mon père n'est pas mort, il m'a juste abandonné comme une vieille chaussette au milieu de nulle part.

Quel ingrat ! Et dire qu'il ose faire la leçon à l'humanité...

Ce feu qui bouillonne en moi est de plus en plus difficile à contenir, surtout lorsque je dois faire semblant d'être une personne que je ne suis plus et ceci depuis plusieurs mois déjà.

* Trompeurs.

Devil's Lake T1Where stories live. Discover now