La Nation de Jade

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« Que la force me soit donnée de supporter ce qui ne peut être changé et le courage de changer ce qui peut l'être mais aussi la sagesse de distinguer l'un de l'autre. »

Marc-Aurèle

            Je repoussais le lourd livre à la reliure ancienne devant moi et me frottai énergiquement les yeux. J'étais épuisée, j'étais dans la bibliothèque depuis plus de deux heures et les mots commençaient à danser devant mes yeux. J'avais fait d'énormes progrès depuis quelques semaines. La langue de la Nation d'Émeraude devenait de plus en plus naturelle pour moi. J'arrivais à la comprendre à l'oral, et je m'améliorais nettement pour la lire, même si cela me filait un mal de crâne carabiné. J'avais pensé qu'après tous ces efforts, je serais un jour capable de lire le journal d'Amara que j'avais laissé dans la Tour. Malheureusement, comme je l'avais appris en posant subtilement la question à Gabriel, la langue des Émeraudes n'avait presque plus rien à voir avec le français parlé il y a deux millénaires. Il en allait de même pour l'allemand, l'anglais, l'italien. L'Émeraude ne me sera donc d'aucune utilité pour comprendre le français d'Amara. Bien heureusement, Maria avait d'or et déjà commencé à contourner le problème : elle avait commencé à m'apprendre le français, celui de l'époque d'Amara et des Créateurs, mais la tâche restait fastidieuse. Si seulement j'avais été un ainé, grand-mère m'avait expliqué que l'ancien français, comme toutes les anciennes langues parlées à l'époque, était encore enseigné aux ainés des quatre Familles fondatrices de la Tour. Ils apprenaient donc le français d'hier et celui d'aujourd'hui. Pour la première fois de ma vie, j'en voulus réellement à Iris d'être née avant Adina, et moi après Galaad.

Mais toujours selon grand-mère, mes « rêves » sur Amara m'éviterait de devoir lire son journal, toutefois, je lui avais demandé de commencer à m'enseigner la version oubliée du français. De toute manière, le journal m'était complètement inaccessible, il reposait toujours sous une latte de plancher dans ma chambre. À la Tour. Chez ceux que je fuyais. Pourtant, tôt ou tard, il faudrait que j'aille le chercher, connaitre la vérité sans les preuves m'était complètement inutile. Si les Créateurs n'étaient pas ceux qu'ils étaient, si de lourds secrets entouraient notre monde, ma parole ne suffirait pas un soulever un peuple tout entier. À soulever les Ivoiriens.

Je détestais savoir qu'Ayaan et mon frère avaient un avantage sur moi. Je commençais à saisir l'étendue de mes lacunes et le danger que cela représentait. Je n'étais pas aussi bien armée que mes ennemis. Heureusement pour moi, Maria m'avait décelé un don étonnant pour les langues, ma mémoire était, selon elle, « une source d'étonnement quotidien ». Les souvenirs implantés lorsque j'étais jeune avaient-ils affecté mon cerveau ? Mes connexions nerveuses ? Est-ce que cela avait activé par mégarde certaines zones de mon cerveau ? Grand-mère n'avait aucune réponse, et je ne saurais probablement jamais ce qui clochait chez moi.

La tête me tourna soudainement. J'étais debout depuis le lever du jour, où j'avais dû enchainer séances d'équitation, de combat, de tir à l'arc et enfin, de cours de langue avec Maria. Elle avait commencé à m'apprendre la langue des Saphirs, un italien brassé par des millénaires de changements. Puis il y avait eu le diner, et la discussion avec la reine Saphir. À présent, seule la promesse d'une bonne nuit de sommeil dans mon lit me donnait la force de ne pas m'endormir tout de suite sur cette table.

Je ne pouvais cependant pas nier que l'idée d'Elina de venir fouiner dans la bibliothèque privée des Viviana était une brillante idée, j'en savais à présent un petit plus sur cette famille aux personnages extravagants et sur l'histoire de cette Nation qui avait fait du plaisir et de la vie ses symboles premiers.

Selon Elvira, chaque Nation avait une personnalité, une histoire qui était si ancrée que cela se reflétait sur ses habitants. La Nation prenait une forme vaguement une humaine, avec des sentiments, des qualités et des défauts que son peuple intégrait sans s'en rendre compte. Les Saphirs étaient légers et exubérants, les Diamants intelligents et cruels, les Perles sages et trompeurs, les Rubis durs et déterminés, les Tourmalines ingénieux et hypocrites, les Émeraudes idéalistes et faibles, les Ors taciturnes et loyaux, les Argents diplomates et lâches. Pour n'en citer que deux par Nations. Je ne connaissais pas toutes les Nations, mais « faibles » n'était certainement pas un adjectif que j'utiliserai pour parler du peuple de Seth et Gabriel. Néhora, Elina, Raphaël faibles ? J'en riais presque.

La Tour d'Ivoire - Tome 2Where stories live. Discover now