La Tour d'Ivoire - Tome 2

Eau trouble - Partie II

"When things change inside you, things change around you."

Auteur inconnu

            -Tu n'es pas une Ivoirienne ordinaire, fit Saef d'un ton calme.

Elle avait la tête posée contre le bassin et les yeux fermés. Lorsque la reine Saphir m'avait proposé de prendre un bain en sa compagnie, à la fin du repas, des murmures surpris avaient empli la salle. Personne ne s'attendait à ce que Saef Viviana veuille d'une telle intimité avec une créature comme moi. J'avais accepté. Et à présent, j'étais là, me prélassant dans les termes chauds du Palais, simplement vêtue d'une robe en voilage rosée, mes cheveux détachés, mon tatouage bien caché sous la gomme d'Adox.

Saef ne fermait pas complètement les yeux, un éclair bleuté fila entre ses paupières closes. Elle m'observait, m'évaluait. J'en fis autant.

Elle avait revêtu la même sorte de robe que moi, sauf que la sienne avait la couleur de l'océan. Un bleu foncé qui soulignait son bronzage et la rondeur de ses épaules.

Ses formes féminines, rondes et douces, apparaissaient sous l'étoffe transparente. Elle me rappelait Lys, il ne manquait plus qu'un rouge à lèvre rouge vif et j'aurai l'impression de me retrouver en compagnie de mon ancienne rivale.

-Les Ivoiriens ne sont pas ordinaires, majesté.

Un sourire amusé joua au coin de ses lèvres.

-Tu as raison. Ton peuple est différent. Et je t'ai déjà dit de m'appeler Saef.

-Laisses-tu souvent des étrangers t'appeler par ton prénom... Saef ?

Cette fois, elle rit franchement.

-Tu es franche, j'aime ça. Et non, cela ne m'arrive pas souvent. Jamais, à vrai dire. Les seuls que je laisse m'appeler ainsi sont ma famille et mes amis.

-Je ne suis ni l'un ni l'autre.

-Non, pas à l'heure actuelle. Mais tu n'es pas n'importe qui, Lévana Sildek. (Elle ouvrit les yeux et me transperça de son regard.) C'est la première fois que je me retrouve en face de l'un des tiens, en face de l'un des héritiers de ceux qui nous ont abandonnés, il y a deux mille ans de cela... (Elle fronça les sourcils.) C'est étrange, les miens détestent la Tour depuis toujours, pourtant, je ne ressens aucune haine à ton égard.

-Me voilà soulagée, dis-je en riant pour essayer de détendre l'atmosphère.

Mais Saef ne riait pas. Au contraire, elle était très sérieuse tout d'un coup.

-Je n'en avais pas non plus ressenti envers Violette, mais Violette (elle secoua la tête), tout le monde l'aime, et elle n'est pas née dans la Tour ! Non, toi, c'est différent. Je sens que tu dois vivre. Sais-tu quel âge j'ai, Lévana ? demanda-t-elle soudainement.

Je clignai plusieurs fois des paupières.

-Pardon ?

-Connais-tu mon âge ?

-Je... euh, tu as 25 ans.

-Et Seth ?

-25 aussi.

-Seraone Kizha ?

-Je ne sais pas.

-25 ans. Comme nous.

-Sacha Liatusa, le roi de Perle ?

-Euh. 25 ans ? arguai-je.

Cette femme avait perdu l'esprit.

-Exactement, dit-elle avec dureté.

Un éclair de tristesse illumina ses yeux. Je ne savais pas du tout où elle voulait en venir. Que diable leur âge venait faire là-dedans ?

-Je ne comprends pas... fis-je dans un souffle.

-Non. Tu ne sais pas, c'est normal.

-Pourquoi votre âge aurait-il la moindre importance ?

Un rire ironique s'échappa de ses lèvres.

-C'est la question que je me pose depuis la mort de mes parents.

Elle ne m'en dit pas plus. Et plus tard, je me demanderai souvent si je n'avais pas rêvé cette conversation plus qu'étrange. Plus tard, je comprendrai que Saef Viviana avait voulu me faire passer un message.

-Nous aideras-tu à combattre la Tour d'Ivoire, le jour venu ? demandai-je au bout de quelques minutes de silence.

Des vapeurs s'élevaient autour de nous, et des senteurs enivrantes m'enveloppaient de leurs douces caresses.

-Là où les huit joyaux d'Émeraude iront, j'irai, répondit-elle d'un ton ferme et déterminé.

Je ne pus cacher ma stupéfaction.

-Je combattrais à tes côtés, Lévana Sildek. Même si je dois y laisser la vie.

-Pourquoi ?

-Parce qu'eux le feront. Parce que s'ils meurent, je mourrai avec eux. Ma vie a toujours été liée à la leur, nous appartenons peut-être à deux peuples différents, deux maisons royales différentes, mais ils sont mes frères et mes sœurs, tout comme Rose et Faustine le sont. Je mourrai pour eux, et ils mourraient pour moi.

-Et ton peuple ?

J'essayai de faire abstraction de la pointe de jalousie qui meurtrissait mon cœur. J'aurais voulu être des leurs. J'aurais voulu me sentir appartenir à leur groupe, à leur amour fraternel. J'aurais voulu connaitre ça. Fut un temps où j'aurais donné ma vie pour Iris sans hésiter, et je sais qu'elle en aurait fait autant pour moi. Mais était-ce encore le cas aujourd'hui ?

-Je ferai ce qu'il y a à faire. Je ferai en sorte que mes décisions le protègent et l'honorent. Mais je refuse de m'abaisser à devoir mendier un peu de pitié aux Ivoiriens. Je sais qu'ils n'en ont aucune, je ne leur ferai pas ce plaisir. Mon peuple me suivra, les Saphirs préférons périr en combattant l'oppresseur que vivre en esclave en attendant qu'il ne l'abatte.

-Tous les peuples ne penseront pas comme toi.

-Non. Mais c'est leur choix. À toi de les convaincre, fille des cieux.

-Je n'ai pas eu besoin de te convaincre, n'est-ce pas ?

Elle sourit.

-Non.

-Pourquoi suis-je ici alors?

-Bonne question.

Je fronçai les sourcils. Seth avait-il vraiment mal jugé son amie ? Pourquoi m'aurait-il demandé de convaincre la reine de Saphir de la rallier à notre cause ? Et les autres, Eliora, Jesmiel, Gabriel, Raphaël, qui devaient eux aussi préparer le terrain auprès des autres dignitaires ?

-Seth savait, lâchai-je soudain.