12. Le barde

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L'auberge de la « Truite à l'huile » était très bruyante, les éclats de rire et les chants parvenaient jusque dans la rue adjacente. Les matelots à moitié ivres tassaient leur tabac à pipe aux portes de la maisonnette, bravant le froid du crépuscule pour fumer. Tous de bons marins qui terminaient leurs carrières sur les eaux calmes du lac source. Ils avaient derrière eux des années de labeur et préféraient maintenant la montagne à l'océan.

À l'intérieur, la cheminée chauffait fort. La tenancière gérait son comptoir et distribuait les choppes mécaniquement aux assoiffés, qui ne cessait de brailler et de taper du talon sur le vieux plancher imbibé d'alcool et souillé par les années de boissons, par le sang des bagarres et les vomissures des excès. Un poivrot renversa sa pinte à peine remplie. La gérante leva les yeux au ciel et interpella son fils qui servait à l'autre bout de la salle.

Le rez-de-chaussée faisait bien plus bar que restaurant, mais aux quatre coins de la pièce on apercevait des clients déguster de la volaille ou encore le plat éponyme du commerce, l'exquise truite à l'huile. Bien que servit sommairement sur les nappes plus si blanches, les clients se régalaient et ne décochaient le regard de leurs assiettes que pour hurler les rimes de chants dont ils se rappelaient vaguement les paroles. Au centre de ce joyeux tumulte, un barde blond entonnait les hymnes paillards, récoltant les bravos des hommes et les quolibets des épouses. L'homme malingre à la voix claire donnait du luth non sans génie. Un musicien doué qui selon beaucoup mériterait mieux que d'animer une auberge aussi pittoresque que celle-ci. Un orchestre dans un coin de la pièce répondait à l'artiste qui déambulait entre les tables et réclamait les pourboires entre deux couplets. Le chanteur au veston pourpre se faufila habillement au bar pour s'enfiler une rasade de bière, les autres troubadours assurèrent l'instrumental jusqu'à la fin de la chanson. La boisson lui fit le plus grand bien. Il jeta nerveusement un œil à travers la salle pour observer les clients entre deux gorgées et remarqua que deux tablées n'étaient pas en liesse.

La première table à droite de l'entrée accueillait des sentinelles d'amétrine. Bien que dépourvus de leurs armures, les quatre hommes étaient impressionnants et il émanait d'eux une prestance troublante. Le barde s'était inquiété en voyant les militaires vêtus de robes violine débarquer. Il avait eu par le passé quelques déboires avec les autorités et fut soulagé de constater que les individus venaient simplement étancher leur soif. Leur présence entacha néanmoins rudement l'ambiance. Si les porteurs divins n'étaient pas acceptés dans de nombreuses institutions, les sentinelles bénéficiaient d'un statut d'intouchables à travers tout l'empire. Cela les rendait ces mercenaires particulièrement imbuvables et condescendants. Connus pour être des bagarreurs invétérés, les dangereux thaumaturges n'hésitaient pas à utiliser leur pouvoir pendant les rixes. Le Cercle d'Or justifiait chaque écart et dédommageait toujours les victimes de ses capricieux factionnaires. Malheureusement les écus ne ramenaient pas les morts à la vie.

Le barde avait été contraint d'écluser les meilleures chansons de son répertoire pour relancer la soirée, mais n'arrivait pas à ignorer les nouveaux venus. Il se demandait ce que les représentants du Cercle d'Or faisaient dans l'auberge. Leur présence inquiétait les locaux et il n'était pas le seul à se poser cette question. De nombreux marins dardaient les tuniques mauve et or de regards agressifs. Les sentinelles d'amétrine se jouaient royalement de ces tentatives d'intimidations et sirotaient leurs pintes en échangeant à voix basse.

Le ménestrel détourna les yeux et reluqua ensuite grossièrement la jeune femme à l'opposé de la pièce. Elle était accompagnée, mais il était sûr qu'il ne s'agissait pas son mari. Le couple discutait discrètement et ne participait pas à l'émulsion vocale collective. Le barde était particulièrement observateur. Il ne pouvait pas s'empêcher de contempler la jeune femme aux cheveux carmins. Celle-ci semblait exténuée et il l'avait vu plusieurs fois sangloter.

Les Orbes Divins I - La voie du runellierWhere stories live. Discover now