Le petit déjeuner s'achève sans que nous ayons prononcé un mot, mais à ma grande surprise, ce silence n'a rien de pesant. Après avoir mangé sa tartine, Cléandre s'est reculé sur sa chaise pour me dévisager. Les cheveux qu'il entortille autour de ses doigts me crient une fois encore sa nervosité, mais il n'y a pas que ça. Il a ce regard, celui qui essaie de faire passer un message sans être certain que le destinataire l'ait compris. Voilà pourquoi je ne réponds pas à ses révélations... je sais que quelque chose m'échappe encore, et je veux absolument mettre le doigt dessus.
Alors, je passe en revue toutes les révélations qu'il m'a faites. Le fait que Kaname lui avait offert un bijou magnifique pour ses dix-huit ans. Qu'ils parlaient d'emménager ensemble tous les deux — j'admets que j'en suis un peu jaloux —. Que Cléandre était avec Kaname le jour de sa mort. Si j'y ajoute le fait que mon amoureux se sent responsable de sa mort et qu'il refuse désormais de s'afficher en public... j'en déduis qu'ils étaient ensemble au moment précis ou Kaname est mort.
Soudain, je me souviens de deux choses. Cléandre a été agressé par le passé. Et il déteste les anniversaires. Alors je réalise et malgré moi, je murmure :
– Mon Dieu, vous vous êtes fait agresser et il en est mort... le jour de ton anniversaire.
Les yeux de Cléandre s'écarquillent d'horreur en se teintant d'une insondable douleur. Des larmes ne tardent pas à mouiller ses joues. Ses épaules tremblent. Sa bouche s'ouvre, se referme. Il y plaque sa main avant de se lever brusquement et de fuir la cuisine.
Pendant une seconde, je reste figé, dans l'incompréhension la plus totale. Il vient de me donner toutes les clefs pour le percer enfin à jour, il attendait que je comprenne — j'en mettrai ma main à couper —, mais il me fuit... c'est à n'y rien comprendre !
Après cinq minutes — ce que j'estime être le temps minimum dont il a besoin pour reprendre contenance —, je récupère mes béquilles pour claudiquer à sa recherche. Je le trouve dans la salle de bain du bas, penché au-dessus du lavabo, les mains vissées à ses rebords.
Si sa respiration me semble un peu rapide, parfois étranglée d'un sanglot silencieux, ses yeux sont secs. Rougis, mais secs. Il observe son reflet dans le miroir. Une moue contrariée tord sa bouche quand il se passe la main dans les cheveux, saisit des mèches, les observe.
Je m'attendais à tout sauf à ce comportement. Dans le miroir, il croise mon regard interrogateur et inquiet.
– Tu vas bien ?
– Mes mèches rouges ont quasiment disparu.
En douceur, je l'enlace, pose mon menton sur son épaule.
– Ce n'est rien ça, on peut acheter une couleur demain et la refaire. Et tu n'as pas répondu à ma question...
– C'est Kaname qui m'a fait ces mèches pour la première fois. À la base, c'était juste un test, mais il a tellement aimé le rendu qu'il les refaisait à chaque fois. Et j'ai continué après sa mort, comme une commémoration. Je pensais même continuer comme ça jusqu'à ma mort, sans doute sauf que ces derniers mois... j'ai oublié. J'ai complètement oublié. Alors, non, ça ne va pas non. Je pensais être prêt à t'en dire plus sur moi, j'ai semé les grandes lignes dans ce but, mais en fait non. Je n'étais pas prêt pas prêt du tout ! Je me sens vide, cotonneux, je perds pied. C'est comme si je m'éloignais de tout ce que je connais. Comme si toutes mes amarres cédaient une à une sans que je puisse y faire quelque chose et sans retour possible en arrière.
Cléandre me semble si fragile tout à coup, comme si le moindre mot de travers, le moindre geste pouvait le briser irrémédiablement. Cette pensée fait désagréablement écho aux mots de Sarah. Des mots que j'avais pris à la légère.
Chaque geste, chaque mot, chaque situation, tout risque potentiellement de lui rappeler son traumatisme et de le faire replonger.
Un frisson me secoue. Je ne suis doublement pas à la hauteur. Ni de mes ambitions ni des attentes de Cléandre. Je ne peux pas rivaliser avec Kaname. C'était un adulte, un vrai homme, pas un adulescent écervelé qui a grandi dans le confort et qui n'a rien eu de pire à affronter qu'une poussée d'acnés et des bulles dans à peu près toutes les matières.
Je ne peux pas épauler Cléandre. C'est au-dessus de mes forces.
– Ne te compare pas à lui.
– Je... quoi ? Je ne me compare pas !
En douceur, il se retourne et m'enlace avant de déposer un chaste baiser sur mes lèvres.
– Nous sommes devant un miroir, Nath... je te vois. Je vois le froncement entre tes sourcils, je vois ta moue contrariée. Et je vois ce plissement de nez un peu particulier, signe de ta jalousie. Tu le faisais chaque fois que j'étais avec Sarah ou quand je parlais avec Clarenz.
Je me renfrogne.
– Comment je pourrais ne pas me comparer. Depuis qu'on est ensemble, je fais boulette sur boulette, on a un début de relation désastreuse alors qu'avec lui, tout était si parfait !
– Tu te trompes.
– J'en doute.
Cléandre pince les lèvres. Ses mains quittent mes hanches pour retrouver le bord du lavabo. Il prend une profonde inspiration. Ses iris se perdent dans le vague.
– Puisqu'il faut en passer par là pour te convaincre...
Il secoue la tête.
– Ce que tu me fais faire Nathéo, vraiment... j'espère que tu as conscience que je ne le ferai pour personne d'autre.
Je déglutis. Si je dois être honnête, non, je n'en avais pas conscience...
– Même pas Clarenz, tenté-je dans un filet de voix.
– Clarenz est hors-jeu, mais... pour ce cas de figure, en effet : même pas Clarenz.
Un vertige me saisit. Je crois savoir ce que ressentent les amoureux sur le point d'être demandé en mariage, même si notre conversation ne pourrait en être plus éloignée. Un jour, peut-être...
Sa langue humecte ses lèvres, il prend une nouvelle inspiration.
– Les souvenirs dont je vais te parler, je les avais enterrés et je comptais les laisser enterrés. Et que si ce n'était pour t'ôter cette stupide idée de comparaison de la tête, ils le seraient restés à tout jamais parce que je préfère ne me souvenir que des bons moments. Depuis presque deux ans, je fais tout pour garder de nous une image pure, belle, positive. Mais ça ne veut pas dire que tout était parfait entre nous, loin de là. Le début a même été un désastre.
Je retiens mon souffle. Jamais je n'aurais soupçonné qu'entre lui et Kaname, les choses avaient pu mal aller un jour.
– Je n'étais qu'un gamin un peu trop exubérant de seize ans à l'époque. Un gamin qui avait totalement crushé sur le grand-frère de sa meilleure amie. Mais le moins qu'on puisse dire, c'est que Kaname ne s'intéressait pas à moi le moins du monde. C'était un jeune homme de dix-neuf ans, dragueur et pas vraiment regardant sur les personnes avec qui il couchait. Il sortait beaucoup en boîte, et ce côté libéré me fascinait totalement. Un après-midi où je traînais chez eux, Akane a dû s'absenter. Kaname est rentré peu après, c'était l'occasion ou jamais. Je l'ai rejoint dans sa chambre pour le chauffer, il ne s'est pas fait prier.
Je contiens à grand-peine une remarque. J'avais imaginé une rencontre bien plus romantique entre eux deux. On dirait bien qu'une fois encore, je me suis monté la tête pour rien. S'il a pu aimer à ce point un homme après un début aussi désastreux, alors...
– Il n'avait pas de capote, continue Cléandre, bien loin de mes pensées. Je n'ai pas osé refuser, j'avais trop peur de passer à côté de ma chance. Après ça, on a commencé à se rapprocher. Il me volait des baisers dès que sa sœur tournait le dos. Nous avons recouché ensemble et avons officialisé les choses auprès d'Akane et Masahiro, leur frère. Un mois plus tard, Kaname apprenait qu'il était séropositif. On a eu des disputes violentes, on s'est dit des horreurs. Son désarroi et son angoisse l'ont rendu ignoble avec moi, il en a oublié que j'étais terrorisé moi aussi. Je me suis senti terriblement seul.
Un sanglot l'empêche de continuer. Il est en train de creuser dans des souvenirs douloureux, terriblement douloureux... pour moi. Pour un caprice.
– Cléandre, tu...
– Si tu ne me laisses pas finir, je ne sais pas si je retrouverai le courage de le faire un jour.
Je hoche la tête, sans un mot.
– J'étais aussi têtu que toi à l'époque. Alors j'ai refusé de rompre, j'ai refusé d'écouter quand il me disait de partir. Je l'ai limite harcelé pour rester à ses côtés. Jusqu'au jour où il a annoncé sa maladie à ses parents. Ils m'ont accusé de l'avoir perverti et infecté et Kaname ne les a pas contredits. Il ne leur a pas dit qu'il était porteur du virus bien avant de coucher avec moi, il ne leur a pas dit que de sa faute à lui, j'étais peut-être infecté moi aussi. Non, il m'a laissé prendre l'orage à sa place. Ce fut la goutte d'eau, je suis parti.
J'ignore si c'est sa voix tremblante d'émotion, ses yeux lavande si tristes ou juste l'histoire dont je connais pourtant l'issue, mais je me retrouve suspendu à ses lèvres.
– Masahiro l'a traîné de force chez moi pour qu'il me présente ses excuses, ce qu'il a fait. Il m'a aussi juré qu'à l'avenir, il ne me laisserait plus jamais tomber, qu'en toutes circonstances il serait là pour moi.
– Et il a tenu sa promesse, murmuré-je sans réfléchir.
Un sourire triste étire les lèvres de Cléandre.
– Oui, il l'a tenu. Jusqu'au bout.
– Oh, Cléandre...
Ma main glisse dans ses cheveux, les caresse, puis je l'attire contre moi. Et quand le bout de son nez effleure mon épaule, je chuchote au creux de son oreille.
– Je suis là, moi aussi. Je ne peux pas te faire une aussi belle promesse qu'être là en toutes circonstances, mais je te promets de faire de mon mieux. Je t'aime, Cléandre, et je ferai de mon mieux pour te rendre heureux. J'ai eu tort de ne pas te faire confiance. Vraiment tort, j'en suis persuadé maintenant. Et je ne veux plus qu'on parle de ton passé juste pour panser mon ego. Plus jamais.
Sur mon épaule, ses lèvres remplacent son nez. Elles remontent dans mon cou, se perdent sur ma mâchoire tandis que ses doigts glissent sur mon ventre. Mon corps frémit malgré moi. Sa bouche capture la mienne, son corps se presse contre le mien.
Le baiser nous laisse pantelants, les joues rougies et les corps en ébullition, mais nous ne bougeons pas. Nous ne nous précipitons pas sous la douche, comme à notre habitude, pour nous perdre dans une étreinte torride. Non, nous nous contentons de nous observer, de nous apprivoiser. Puis nos lèvres se scellent pour ne plus se quitter. Nos mains explorent, caressent avec tendresse et sensualité jusqu'à la jouissance.
Cléandre reprend son souffle le premier. Il m'embrasse encore, avant de saisir mon visage en coupe et de plonger ses yeux dans les miens.
– Nath, ne te compare plus jamais à lui. Vous êtes deux hommes formidables, mais très différents. Lui n'est plus là, toi si. Alors, même si parfois je me perds dans mes pensées, même si mon amour pour Kaname ne disparaîtra jamais totalement, il fait partie de mon passé. Et toi, tu es mon avenir.