Les Blake passèrent le reste de la journée à attendre la tombée de la nuit dans la petite maison discrète des Budic.
Les jeunes mariés avaient dans l'idée de se fondre, une fois l'obscurité venue, dans la faune nocturne de Hampstead sans attirer l'attention sur leurs hôtes au risque de les mettre en danger si les événements de la soirée tournaient mal.
Cela nécessitait donc un nouveau changement d'identité, fini les cousins gallois.
Cassandre, dont l'impatience montait crescendo et qui parcourait de long en large le salon, se fit prêter quelques vêtements usés du fils de la maison, un gamin efflanqué de quatorze ans. Porter des pantalons lui rappela le bon vieux temps, elle réunit ses cheveux sur le dessus de son crâne et enfonça jusqu'à ses oreilles une casquette de tweed. Elle était censée avoir l'air d'un adolescent. Joshua ne pensait pas qu'elle pourrait donner le change un seul instant, surtout quand elle marchait et qu'il voyait ses hanches chalouper au rythme d'un métronome. Il l'avait déjà aperçue des pantalons durant une mémorable occasion, une nuit de pleine lune alors qu'il faisait une chaleur étouffante dans le Gloucestershire. Cela ne l'immunisait en rien et il ne pensait pas pourvoir un jour s'y habituer.
Trouver de quoi habiller lord Blake fut plus compliqué. Tandis que leur fiacre décati avait été garé dans le petit jardin de leurs hôtes à l'abri des regards, Edgar avait eu la difficile mission de se procurer de quoi vêtir son patron, car personne chez les Budic ne dépassait le mètre soixante-dix. Le cocher dénicha dans un magasin de seconde main ce qui devrait faire l'affaire, en premier lieu, un pantalon effiloché aux chevilles qui était suffisamment long, mais avait dû appartenir à un homme aussi gros qu'une montgolfière. Joshua dut le serrer à la taille par une ceinture pour ne risquer de heurter la sensibilité de ses dames en se baladant les fesses à l'air. La veste rapiécée qui devait compléter la tenue dans un deuxième temps, était tendue à craquer sur ses épaules, et bien trop courte aux poignets, il y avait fort à parier qu'elle ne survivrait pas à cette nuit. Tant qu'elle était la seule victime, Joshua s'avouerait chanceux. Sa jeune épouse avait un regard fiévreux qui annonçait les ennuis à venir et il n'était pas loin de tout annuler et de l'enfermer dans un placard jusqu'à l'aube.
Il observa avec méfiance le chapeau melon miteux qu'Edgar lui avait présenté comme la cerise sur le gâteau. Il n'avait pas la moindre envie de poser sur sa tête cette chose ridicule et chercha toutes les excuses possibles pour y échapper.
– Il ne tiendra jamais sur ça, décréta-t-il en secouant son impertinente tignasse.
Cassandre le força à s'asseoir et s'amusa à le coiffer pour éviter que ses boucles folles ne le trahissent en jaillissant dans une folle anarchie sous les rebords du couvre-chef. Il avait les cheveux bien plus longs qu'il n'y paraissait et elle put lui faire une petite queue de cheval.
Il ronchonna des heures durant. Il n'était pas vraiment convaincu qu'ils prenaient la bonne décision en restant pour espionner l'auberge. Il tenta de convaincre sa femme de renoncer. S'il ne tenait qu'à lui, il suivrait son intuition et ramènerait tout son petit monde à Blake House, que cela soit noté dans le marbre et que Cassandre ne se plaigne pas de s'entendre asséner dès le lendemain : Je vous l'avais bien dit. Plus la nuit approchait, plus le cimetière d'Highgate le terrifiait.
***
Avec un soupir où se mêlait le soulagement et appréhension Joshua ouvrit enfin le portail du jardin qui donnait sur une petite rue déserte à cette heure du soir. Il lança un regard anxieux à la pleine lune. Sa femme les yeux brillants, le bouscula presque pour sortir.
En silence, ils se dirigèrent vers l'auberge évitant les axes fréquentés et les patrouilles de police qui sécurisaient le quartier. Cassandre demanda à Artie et Hadès de se séparer et d'aller se poster dans les fourrés aux entrées du Spanniards Inn, afin qu'elles soient toutes couvertes.
Le couple quant à lui se faufila dans le grenier abandonné de la maison qui surplombait l'avant de la bâtisse repérée le matin même. Ce ne fut guère difficile, on pouvait rejoindre les combles par un escalier extérieur à l'abri des regards, il aurait fallu se tenir entre les arbres de la colline boisée à l'est pour les voir. Un coup d'épaule de Joshua fit sauter le verrou avant que Cassandre ne fasse montre de ses talents de crocheteuse de serrure. Du temps des jours glorieux, cette entrée séparée devait garantir une certaine liberté aux gens qui servaient ici, un luxe pour eux.
Les fenêtres crasseuses offraient une vue imprenable sur la porte principale de la taverne et ils pouvaient voir chaque personne qui en passait le pas. Les heures s'écoulèrent, ils patientèrent encore. Il semblerait que ce soit l'idée générale de la journée fit remarquer Blake. La faune habituelle d'un pub se pressait pour trouver un peu de chaleur, des ouvriers, des artisans, des employés de bureaux, quelques petits bourgeois, des filles légères... rien qui n'attirait l'attention où sortait de l'ordinaire.
– C'est ridicule ! Nous perdons notre temps. Qui dit que ceux que nous cherchons ne se déguisent pas eux aussi pour garantir leur anonymat ? S'interrogea Cassandre.
Joshua qui la tenait contre lui, à l'abri du froid dans les plis de sa veste, lui murmura :
– Qu'imaginiez-vous ? Qu'ils arriveraient tous entourés dans de grandes capes avec des airs de conspirateurs ?
– Nous devons nous approcher. Mieux... il nous faut rentrer.
– Hors de question.
– Vous seriez immédiatement repéré, mais moi je peux passer pour un adolescent...
– Jamais de la vie ! De loin passe encore mais à quelques mètres... Vous êtes bien trop belle pour ça. Sans compter que dès que vous ouvrirez la bouche votre charmant accent français vous trahira.
Elle se tourna vers lui en affichant une moue butée.
– Merci pour le compliment, mais cela ne nous aide pas.
– Parlez pour vous, ronronna-t-il en butinant son cou de baisers.
– Nous devons surveiller cette porte, gémit-elle quand il mordilla le lobe de son oreille.
– Gardez les yeux bien ouverts dans ce cas. Je vous fais confiance.
Malgré ses récriminations, elle se laissa aller contre sa large poitrine et s'abandonna doucement aux caresses de plus en plus audacieuses qu'il lui prodiguait. Elle savait qu'elle ne devait pas le laisser faire, mais ne dit rien quand elle sentit ses grandes mains chaudes se glisser sous sa chemise et tirer sur les lacets de son bustier, au contraire, elle l'encouragea en se pressant plus fort contre lui. Joshua sentait sa peau bouillante et humide sous ses paumes. Un râle de délice lui échappa quand il pinça la pointe de son sein droit entre son pouce et son index.
Elle fixait toujours l'entrée du Spanniards surplombée de sa lanterne, mais le spectacle commençait sérieusement à perdre de son intérêt.
Soudain, elle repoussa son mari, qui surpris tomba en arrière. Le plancher trembla sous le choc de sa masse. Ils allaient rameuter tous les étages inférieurs avec un tel boucan. Il posa l'oreille sur le plancher à l'affût de cris ou de pas précipités. Rien ne semblait bouger et il poussa un soupir de soulagement.
Le pire étant évité, il se tourna vers Cassandre.
– Êtes-vous folle ? Voulez-vous que nous terminions la nuit en prison pour effraction.
Elle ne lui répondit pas. Elle avait les yeux dans le vague.
– Qu'y a-t-il ? Cassandre ? Ma douce ? Allez-vous bien ? Demanda-t-il inquiet.
Sans le regarder, la jeune femme lui fit signe de se taire. Finalement et daigna lui répondre.
– Hadès a vu quelqu'un arriver par la porte arrière du bâtiment. Un homme est descendu d'un fiacre qui sent le fleuve et les docks. Vous allez rire, il s'est faufilé dans l'auberge, entouré d'une large cape noire.
– C'est une blague ?
– Je vais rejoindre mon chien.
Joshua leva les bras au ciel.
– Je ne rentrerais pas ! Je veux juste être aux premières loges lorsque ce gars sortira.
Sans attendre, elle se dirigea vers la porte alors qu'il se relevait toujours.
– Mais attendez-moi !
Elle ne le fit pas. Une fois en bas des escaliers, elle s'élança sur la petite colline boisée qui surplombait la maison, la rue et le Spanniards Inn. Elle courrait, se cachant d'arbres en buisson, de talus en futaie de frênes. Elle rejoint Hadès qui n'avait pas quitté sa position stratégique comme un bon petit soldat. Elle entendait Joshua qui pestait entre ses dents en se déplaçant dans la friche. Sans ses ruminations, il n'aurait pas été aussi bruyant qu'on l'aurait pensé d'un homme de son gabarit. Résultat de son entraînement de boxe sans doute. Il se laissa tomber sur le sol aux cotés de sa femme et de son lévrier irlandais, derrière un buisson épineux.
– Vous êtes contente ?
– Pas vraiment. Je dois voir à quoi ressemble cet homme, avec qui il parle et peut-être ce qu'il dit.
Elle se releva Joshua lui saisit la cheville.
– Ne vous inquiétez pas ! Je ne vais pas entrer, seulement regarder par la fenêtre. Restez caché ici.
– J'ai votre parole que vous ne poserez pas un pied dans cette auberge, gronda-t-il.
– Parole d'honneur, jura-t-elle avant de saisir une poignée de terre et s'en macula le visage. Suis-je moins belle ?
– Absolument pas, pesta le jeune homme, qui caressait Hadès pour calmer ses nerfs pendant que Cassandre, les mains dans les poches, la casquette vissée sur la tête, elle-même enfoncée dans les épaules s'avançait d'un pas qui se voulait nonchalant et viril.