Retrouver le cheval d'Arcas prit plusieurs heures.
Cette bête avait fui comme si elle avait le diable aux trousses. Ils avaient perdu dans cette affaire toute une journée, Scamandre était épuisé d'avoir dû porter les jumeaux presque tout un après-midi, enfin surtout la lourde carcasse d'Arcas qui dépassait sa jumelle de presque trente centimètres.
Mais ils rentraient enfin.
- C'est bien mon beau ! Courage ! Je te donnerai une double ration de grain, tu l'as bien mérité chuchota-t-elle à Scamandre.
Elle vit alors Arcas se figer sur son alezan. Cassandre inspecta les alentours du château en contrebas, à la lumière de la lune.
- Quelque chose cloche on dirait, murmura-t-elle.
- Ça rode autour de la maison.
- Quoi Ça ? Encore Sourire et sa bande ?
- Je ne crois pas. Ce n'est pas leur odeur de sueur et de mauvais vin.
- Laissons les chevaux ici et approchons-nous.
- Oui. Il faut prévenir tout le monde.
Ils se faufilèrent dans un silence parfait au travers les buissons. Ils rampaient presque. Un silence qui avait quelque chose d'étrange.
Cette absence totale et anormale de bruit rendait Cassandre malade, elle sentait son cerveau battre sous son crâne ; plus elle s'approchait du château plus cette sensation se faisait douloureuse, sa chienne secouait la tête de droite à gauche et la tirait par l'ourlet de son pantalon pour qu'elle fasse marche arrière. Après un coup d'œil à son frère, elle sut qu'il souffrait lui aussi.
Puis ils discernèrent Arlon au travers les arbres, au-delà des douves. Ils cherchèrent un signe de vie par les fenêtres, mais tout semblait calme. À l'exception de la lumière rougeoyante des feux de cheminée, rien ne filtrait au travers les carreaux.
C'est alors qu'un hurlement terrible retentit.
Profond, assourdissant, il remplit la vallée muette au point d'en faire trembler l'air.
Il cessa brusquement. Les deux jeunes gens reconnurent la voix de leur père et accélérèrent à s'en faire exploser le cœur sans plus essayer d'être discrets.
Arrivés dans la cour, ils se figèrent et ce fut comme si leurs veines charriaient de la glace. Le corps de leur mère étendu au sol semblait surgir d'une flaque de poix, une tache rouge s'élargissait doucement sur le devant de sa robe pâle et le parfum ferreux de sa mort leur emplie les narines et la bouche. Un homme, dans un long manteau noir à large col se tenait au-dessus d'elle, son sabre dégoulinant de sang. Leur père était entravé par quatre autres individus portant des masques de cuir. Il se débattait de toutes ses forces. Les veines de son cou saillaient sous l'effort qu'il fournissait pour se dégager. Mais un cinquième individu aux yeux blancs avait posé sa main sur sa poitrine et cinq fines volutes de fumée s'en élevaient doucement. D'où ils étaient ses enfants sentaient l'odeur de sa chair brûlée.
Cassandre leva un de ses pistolets et tira directement dans la tête de celui qui avait le sang de sa mère sur son sabre.
Elle n'avait pas hésité, pas tremblé.
Il tomba à la renverse. De sa deuxième arme, elle menaça celui qui torturait son père qui se rendit alors compte, stupéfait, de la présence de ses petits. Il ouvrit la bouche, mais aucun son n'en sortit.
L'expression de son visage était pourtant limpide : Ne restez pas là ! Fuyez !
Les jumeaux se dévisagèrent un instant. Cassandre qui s'était tournée vers son frère le vit écarquiller les yeux et dégainer le long poignard qu'il cachait dans sa botte. Artie se mit à grogner, elle la sentait vibrer de colère, mais surtout l'entendait. Elle se retourna et vit l'homme qu'elle venait de tuer, se relever, sa tête baissée dodelina légèrement de droite à gauche. Puis il marcha vers eux, son sabre toujours à la main.
Elle sentit son cœur se serrer.
Phineus se libéra et se jeta sur l'assassin de sa femme avant qu'il ne s'en prenne à ses enfants, l'arme de l'homme en noir le transperça de part en part.
Il lança un dernier regard à ce qui restait de sa famille et mordit l'homme à la gorge.
- Papa ! Rugit Cassandre qui voulut le rejoindre.
- Trop tard. Arcas lui saisit le poignet et la traîna dans les bois. Viens ! On ne peut plus rien pour lui !!!
Elle le dévisagea un instant, incapable de comprendre. Mais impitoyable, il la projeta sur un sentier.
Ils se mirent à courir aussi vite qu'ils en étaient capables quand un bruit strident les cloua sur place, un son si aigu que Cassandre sentit un liquide chaud s'écouler le long de ses oreilles, sa petite chienne, toujours près d'elle la poussa d'un coup de tête vers l'avant. Arcas se roulait par terre en se tenant le crâne. La jeune fille l'attrapa par le col et le força à se relever. Elle lui indiqua d'un geste la forêt et le jeune homme vit des masses ombreuses qui fondaient déjà sur eux, cette vision eut pour effet de lui fouetter le sang.
Ils décampèrent oubliant la douleur, mais où fuir ? Où être à l'abri ? Leurs ennemis usaient de magie et elle allait leur coûter la vie.
- La vieille cabane d'Horos. Cassandre bifurqua brusquement vers la droite.
- Tu es folle, c'est un cul-de-sac !
- Il avait dressé des protections. Peut-être qu'elles tiendront.
- Face à ça ! Et il y a plus de dix ans qu'il est mort, tu crois qu'elles fonctionnent encore !
- Nous ne pourrons pas leur échapper à la course, c'est notre seule chance.
Le temps paraissait se dilater.
Pourquoi était-ce si long ?
La cabane de leur arrière-grand-père n'était qu'à deux kilomètres du manoir cependant Cassandre avait l'impression d'avoir couru des heures durant, ses poumons étaient en feu, elle n'avait plus aucune sensation dans les pieds, ses pistolets lui blessaient les côtes mais elle refusait de s'en débarrasser, elle serait tombée au moins deux fois au bas des falaises si son frère ne l'avait pas retenue.
Et les ombres s'approchaient toujours les suivant à la trace. La jeune femme sentait un courant d'air glacé sur ses talons.
Puis ça s'arrêta.
Elle avait eu raison, la cabane était protégée, elle remercia mentalement leur arrière-grand-père.
Elle vit les masses noires s'écraser contre une paroi invisible qui entourait la petite bicoque de bois. Elle les observa. Ces choses à présent immobile, ressemblaient à des boules de suie grasse, étrangement consistantes. Cassandre tendit la main vers elles, en une fraction de seconde, elles déplièrent d'énormes et grotesques mâchoires, prêtes à saisir tout ce qui aurait la mauvaise idée de franchir le rempart. Elle eut un frisson de dégoût.
- Suis-moi, dit-elle alors à son frère.
Et elle le poussa à l'intérieur de la cahute.
- La barrière nous protège des ombres, mais le fera-t-elle de leurs maîtres ? Par tous les diables Cassie, tu lui as tiré une balle en pleine tête et cet homme s'est relevé. Qui ne meurt pas de ça ?
- On ne va pas attendre ici pour le lui demander. Elle donna un coup de pied dans une peau de sanglier posée devant la cheminée. Je ne fais pas que me tourner les pouces pendant que monsieur joue au petit soldat, il m'arrive de fouiller un peu partout et j'ai fini par découvrir ceci. Elle appuya sur deux lattes du sol et avec un clac rouillé le plancher s'ouvrit. Ce tunnel débouche loin au sud, presque à Puisac.
- Vieille canaille d'Horos !
- Il était plus prudent qu'il en avait l'air.
- S'il ne l'avait pas été, il n'aurait jamais vécu si vieux.
La course reprit dans l'obscurité du tunnel. Ils n'auraient ralenti pour rien au monde, conscients qu'ils y laisseraient leurs peaux. Quand ils sortirent à l'air libre, le jour se levait.
Ils allèrent tambouriner aux portes de la gendarmerie. Le major Blansac ouvrit en râlant dans ses longues moustaches. Qui pouvait bien déranger les forces de l'ordre à une heure si matinale ? Mais ses mots s'accrochèrent au fond de sa gorge en voyant les jumeaux échevelés, hagards et en sang.
***
Le comte Bronson s'était endormi dans son bureau, comme souvent depuis la mort de son épouse des années plus tôt. S'il se montrait honnête cela avait commencé bien avant.
Le feu s'était éteint et le froid engourdissait ses doigts. Une odeur de tourbe emplissait ses narines. Ses paupières étaient lourdes et les soulever relevait de l'exploit. Pourquoi faire tant d'efforts ? Ne pouvait-il pas s'accorder une heure de sommeil supplémentaire ? Non, il était impératif qu'il ouvre les yeux.
À quelque centimètre de lui, il y avait le visage de son meilleur ami. Livide, ses cheveux collés par la sueur, Phineus le dévisageait, le regard empli d'une terreur indicible. Il ouvrit enfin la bouche et un flot de sang noir et de terre s'en écoula. C'est alors que Jordan se rendit compte que sa tête n'était plus reliée au reste de son corps.
Il se réveilla en hurlant.
C'était impossible, il ne pouvait pas être mort, pas lui.
Il resta prostré durant plusieurs heures à son bureau, incapable de bouger, incapable d'assimiler l'information.
Son meilleur ami lui était toujours apparu comme une force indestructible, un bloc de granit au milieu de fétus de pailles. Il y avait quelque chose de presque blasphématoire à seulement penser que Phinéus n'était plus de ce monde.
Et il oublia le désespoir, l'essoufflement et les rhumatismes qui l'handicapaient. Ses pensées se tournèrent vers les jumeaux. Ils étaient encore si jeunes, n'avaient plus de famille et aucune fortune. Jordan n'ignorait rien de la situation pécuniaire des Harispe d'Arlon. Elle était tragique.
Le comte aurait dû agir plus tôt mais n'avait jamais su comment le faire sans blesser la fierté de son ami. La lettre qu'il avait envoyée la semaine dernière, et qui renouvelait la proposition d'un mariage entre Cassandre et son fils n'était que sa dernière tentative pour les aider à sortir de la tourmente.
Lui qui pensait en faire un événement si heureux !
Il en rêvait depuis si longtemps. Depuis qu'il avait vu pour la première fois cette petite fée, perchée sur un arbre proche de l'entrée d'Arlon, le visage barbouillé de jus de fraises sauvages, riant aux éclats de voir son frère incapable de la suivre. Il avait su qu'elle pourrait faire le bonheur de son garçon déjà si sérieux et si grave à l'époque.
Pour l'heure, il fit faire ses bagages, écrivit une lettre à son fils pour le prévenir de son départ précipité et de l'ultimatum qu'il lui posait, puis monta dans sa voiture.
***
On trouva les cadavres des serviteurs dans la maison, ceux du baron et son épouse dans la cour. Phinéus avait été transpercé de tant de coups de sabre que le médecin fut incapable de dire combien, et comme si cette barbarie n'avait pas suffi, on lui avait tranché la tête.
- Il y en a un qui ne voulait pas qu'il se relève, déclara-t-il.
- Je ne l'aimais pas. Il me faisait peur, je le dis sans honte, mais personne ne mérite une fin pareille, déclara Blansac.
- Il s'est défendu. Avec une longue pince, le médecin retira un long lambeau de chair des dents du baron. Cela manquera peut-être à son propriétaire. Je crois que vous aviez raison d'avoir peur de feu le baron d'Arlon, Blansac. Cet homme se sera battu jusqu'au bout. Le major ne put réprimer un frisson.
- C'est un signe de bien mauvais augure quand les loups se mangent entre eux.
***
Ils durent rentrer au château, même si la vue de la cour où on avait versé de la sciure de bois donna à Cassandre des haut-le-cœur.
Des rumeurs grondaient à Puisac. Si les gendarmes n'avaient pas attesté que les assassins étaient au moins cinq, le nouveau baron d'Arlon et sa sœur auraient sans doute été accusés.
Certains regrettaient que ces inconnus n'aient pas fini le travail en les décapitant eux aussi. L'air de la ville était irrespirable de malveillance à leur égard.
"Qu'on appelle les autorités compétentes ! Qu'ils nous débarrassent de cette racaille pour de bon !"
Les voix qui s'élevaient pour les défendre se faisaient plus faibles à chaque heure.