La fête battait son plein. Les gradins des terrains de football étaient bondés, on eût dit que toute la ville s'était déplacée pour la soirée. La fête des anciens élèves était un véritable événement à Havenly. Un match amical réunissant d'anciens membres des Cheetahs contre l'équipe actuelle devait avoir lieu pour l'occasion. En théorie, le bal de cérémonie couronnant le nouveau roi et la nouvelle reine suivrait juste après. J'eus la surprise de voir Luke Evans revêtir le maillot : il avait vraiment réussi à intégrer l'équipe. Mais ce n'était ni pour lui, ni pour aucun membre des Cheetahs que j'avais fait le déplacement : c'était Liam que j'espérais trouver ce soir.
Son frère m'avait assuré qu'il serait présent lorsque j'avais appelé chez eux. J'eus un pincement au cœur lorsque je me rappelai de notre promesse faite au début de l'été; celle d'y assister ensemble. Je me couvris les oreilles des mains lorsque la foule se mit à hurler : les membres de l'équipe entraient un à un sur le terrain de football sous les applaudissements tonitruants du public. J'eus la sensation que le volume augmenta davantage pour Luke que pour Stuart, mais ce n'était qu'une impression. J'évitai de justesse un jet de soda qui termina sa course près de mes chaussures : la foule était survoltée.
Je parcourus les strapontins des yeux ; les filles riaient, agitaient des mains en mousse géantes pour encourager leur équipe, papillonnaient en direction des garçons qui le leur rendaient bien. Je reconnus trois élèves de première année assis tout en haut des gradins ; ils riaient et gesticulaient encore plus que les autres. S'ils tenaient dans leurs mains les mêmes gobelets que leurs comparses, leurs visages rouges et leurs yeux hagards ne trompaient cependant personne : de l'alcool circulait parmi les rangées. La musique augmenta drastiquement lorsque les cheerleaders firent leur entrée sur le terrain. Je choisis sciemment d'ignorer les acrobaties de ces dernières : je n'avais aucune envie d'y trouver Jenifer Park.
Soudain, j'aperçus ce qui m'intéressait : Liam ! Il était entouré de deux filles que je ne connaissais pas, et d'un garçon qui lui tendait un gobelet. Dylan Presley. Il était donc revenu au lycée pour de bon... Je tentai d'appeler Liam malgré les cris et les refrains graveleux que scandaient les élèves autour de moi. Même avec l'ouïe affûtée de l'esprit du chat, je doutai qu'il fut capable de m'entendre avec tout ce bruit ambiant. La foule criait si fort... Je me frayai un passage, jouant des coudes pour mieux progresser à travers la marée de personnes qui m'entouraient. Une femme portant une casquette aux couleurs des Cheetahs me fit les gros yeux lorsque je lui marchai accidentellement sur les pieds. Je m'éloignai précipitamment avec un air d'excuse : Liam venait de quitter le groupe de Dylan.
« Eeeeeet le match va bientôt commencer !» hurla la voix du commentateur en charge de la présentation du match.
Les cris et les encouragements redoublèrent d'intensité. À côté de moi, un père et sa fille se mirent à presser avec effort leurs sirènes porte-voix agrémentées du symbole des Cheetahs, un guépard en plein élan. Le hurlement strident des sirènes me fit vaciller. Je maudis ma sensibilité au bruit. Je m'extirpai péniblement de la foule en délire : le match avait commencé. J'entrevis les grands panneaux de chaque côté du terrain qui indiquaient que le score était nul pour les deux équipes, puis me reconcentrai sur le but de ma venue : trouver Liam. Je m'éloignai du terrain de football pour arriver près du gymnase. Il y avait de la lumière à l'intérieur. À travers l'une des fenêtres, j'aperçus la fanfare de Havenly High en pleine répétition de dernière minute: ils allaient jouer à la mi-temps. Quelques professeurs accompagnés de parents d'élèves peaufinaient quant à eux les derniers préparatifs pour achever de transformer le gymnase en salle de bal ; certains paniquaient car ils venaient de se rendre compte d'une pénurie de confettis. Mon ouïe portait encore beaucoup trop. Il fallait que j'aille plus loin.
Je traversai la pelouse en direction du bâtiment principal. Sous le ciel étoilé, je songeai à la kanash qui me rejoindrait plus tard : il serait beaucoup plus facile de retrouver Liam avec son aide si je n'y parvenais pas d'ici là. Je m'arrêtai au couloir du deuxième étage : il était totalement désert. La lueur de la lune projetait sur le sol les ombres des grandes fenêtres qui donnaient sur la pelouse. Je ne m'étais jamais rendue au lycée de nuit, force était de constater que l'ambiance différait grandement de celle rencontrée en journée. Avec réticence, je fis le vide en moi, serrai l'amulette au creux de ma main et chuchotai dans le vide...
— Esprit du chat, j'ai besoin de ton aide.
Le silence environnant ne me rassurait guère, mais le bruit m'effraya davantage lorsque le grincement d'une porte soudainement claquée me fit bondir. La porte des toilettes... Deux filles en sortirent et me dépassèrent en échangeant à voix basse. Je fis de mon mieux pour ignorer le mépris que je crus déceler dans leurs yeux. Me concentrer sur mon objectif actuel, telle devait être mon unique préoccupation. Je me rappelai de l'enseignement de Eo'da Seti ; je ne devais pas combattre la nature. Ma nature. Il fallait que je l'accepte, car elle faisait désormais partie intégrante de moi. Je pris l'amulette dans mes mains et fermai les yeux.
Depuis le début, je n'avais cessé de considérer le kami comme une malédiction, comme l'origine absolue de tous mes soucis. Mais s'il s'agissait au contraire d'une force ? Il fallait que je l'entende. Je devais faire corps avec le kami, avec ma propre nature. Je m'adossai au premier casier froid que je rencontrai, m'immergeant dans l'obscurité du couloir. J'inspirai profondément et me mis en quête de l'esprit du chat. L'amulette n'est pas mon ennemie... l'amulette n'est pas mon ennemie... répétai-je mentalement comme une prière intérieure. Le picotement familier descendit le long de ma nuque, se propagea le long de mon bras, et s'éternisa un peu au bout des mes doigts. Dans ma main, l'amulette chauffa brièvement, puis se mit à vibrer.
Tu m'ennuies.
Je tressaillis lorsque la pensée du svarai émergea dans mon esprit. Je perçus son irritation, mais je tins bons. Ce n'était pas le moment de perdre le contrôle. Il était déjà inespéré que le svarai réagisse à mon appel, alors qu'il soit poli... Je ne pouvais décemment pas en attendre plus de lui. Je n'avais jamais communiqué avec lui auparavant, de manière spontanée du moins. Comment fallait-il s'y prendre ?
«J'ai besoin de ton aide.
— Recule, résidu d'homme.»
La pensée s'était formée, et il l'avait perçue ! Aussi simplement qu'un ruban volant au vent, j'avais réussi à lâcher prise : je pouvais l'atteindre tout comme il m'atteignait. Je poussai légèrement mes pensées vers lui.
Cesse tout de suite.
Il me menaçait. Mais qu'importe, j'étais désormais capable de sentir l'état d'esprit du svarai aussi clairement que ses pensées. Dans ma joie, j'oubliai presque le but de ce contact : retrouver Liam.
Je ne suis pas un chien. Débrouille-toi.
Je perçus un mélange de colère et de fierté. Communiquer avec l'esprit du chat s'avérait plus compliqué que je ne l'imaginais. Que devais-je faire pour obtenir son attention ? Je n'avais pas beaucoup de temps : il était urgent de retrouver Liam avant que le tueur de la rivière ne le fasse.
Plus que tu ne le penses. Il est déjà là.
Mon cœur manqua un battement. L'amusement que j'entrevis dans les pensées du svarai accentua ma crainte. Il était ici ? Dans l'enceinte du lycée ? Taraudée par la peur, je projetai mes pensées sans réfléchir.
— Je t'en prie, esprit du chat ! Aide-moi !
Un élan de satisfaction. Il allait et venait comme une vague grandissante au sein de mon esprit.
Oh, tu réclames mon aide à présent. Ne suis-je pourtant pas un monstre pour toi ?
Je ne comprenais pas. À quoi faisait-il allusion ? Je n'avais guère le temps pour une énigme de dernière minute : le temps pressait.
Le monstre de la forêt. C'est bien ainsi que tu me nommes ?
Je sentis le rictus qui l'animait aussi clairement que s'il s'était dessiné juste devant moi. Mon svarai ? Mon propre svarai était le monstre de la forêt ? Je sentis mes genoux défaillir. Ce n'était pas possible. J'avais abrité en moi l'assassin de Meori depuis tout ce temps ?
Ta bêtise me sidère.
Je déglutis lentement. C'était moi. J'étais responsable de tout ce qui s'était produit. L'horrible monstre en moi était le tueur. Je sentis l'agacement du svarai monter graduellement : liés comme nous l'étions, je le ressentais comme s'il s'agissait du mien.
— Meori... Pourquoi tu l'as tuée ? demandai-je d'une voix chevrotante.
Ce n'est pas moi. Qu'aurais-je eu à faire d'une stupide qotsai ? La chasse a déjà commencé, suis la piste du véritable prédateur au lieu de m'ennuyer !
Une bourrasque. Je fus brutalement repoussée en arrière, seul le mur derrière moi m'empêcha de tomber. Ce n'était pas lui ? Le soulagement se disputait à l'incompréhension dans ma tête. Mon svarai n'avait pas tué Meori... mais alors... qui ?
— Eden ?
Je tressaillis au contact de la main posée sur mon épaule. C'était le professeur White.