— Je ne sais pas ce qu'il me veut, lâchai-je en donnant le téléphone à Kila. Je crois qu'il cherche l'amulette, je ne vois que ça, autrement... Je ne comprends pas. Pourquoi moi ?
Les sourcils froncés, Kila se tenait debout, juste à côté de mon lit. Elle foudroyait mon téléphone de son regard bleu d'acier comme si l'appareil en personne avait eu le front de me menacer.
— Le numéro est inconnu, précisai-je pour lui éviter la peine de chercher.
Mais Kila vérifia malgré tout. Elle renifla longuement mon téléphone, juste au cas où. La seule information qu'elle en tira fut mon usage récent d'un nouveau gel douche senteur grenadine.
— Avec un vrai message, j'aurais pu identifier son odeur sur le papier ! pesta la kanash en rejetant le téléphone sur la couette de mon lit.
— Il l'aurait dissimulée autrement, objectai-je après avoir récupéré mon bien. Avec du parfum ou je ne sais quoi.
Je parcourus mes messages. Liam ne me répondait toujours pas. Et je ne pouvais même pas l'avertir du mystérieux message que j'avais reçu. Son auteur n'avait pas été très subtil : si je parlais, trois personnes risquaient d'en subir les conséquences. Pour Kila, c'était différent. S'il y avait une chose dont je ne doutais pas, c'était bien de sa capacité à se défendre. Elle n'était pas seule. Son svarai l'accompagnait en permanence. Contrairement au mien... pensai-je rapidement avant d'orienter mes pensées ailleurs : je n'avais aucune envie d'exciter le cynisme du svarai capricieux. Mais pour Liam et pour ma mère, c'était autre chose. Celui qui était à l'origine de tout ça n'était pas à prendre à la légère. C'était un esprit retors, pervers, extrêmement dangereux, qui prenait un plaisir malsain à nous faire tourner en rond avec son jeu macabre. Il était surtout capable de tuer. Il l'avait déjà fait.
— Je resterai avec toi toutes les nuits, promit Kila en s'asseyant au bord du lit.
— Ce n'est pas déjà le cas ? raillai-je avec une expression moqueuse.
La kanash m'adressa un regard charmeur. Je lui touchai l'épaule du bout du pied pour la taquiner un peu plus.
— Pas seulement dans les rêves, précisa-t-elle. Je préfère vraiment rester avec toi.
— Il ne viendra pas jusqu'ici, assurai-je sans en avoir la moindre idée. Et puis, n'oublie pas que ma mère est flic !
— C'est vrai qu'elle te protège, acquiesça-t-elle en souriant. Mais je resterai quand même.
Elle quitta le bord du lit. Celui-ci craqua légèrement quand elle s'installa à côté de moi. La tête sur son épaule, je fermai les yeux. La présence du loup était si rassurante... Pendant quelques minutes, j'oubliai qu'un malade mental était à mes trousses. Quelques minutes seulement.
— Je ne vais pas m'éloigner alors qu'un prédateur menace ma meute.
— Ta meute ? Nous sommes deux, observai-je en posant un index taquin sur son nez.
— Oui... répondit la kanash en m'enlaçant. Pour l'instant.
Cette étreinte fut plus intime que toutes celles que nous n'avions jamais eues. Je sentis la chaleur du loup réchauffer mon corps. Pour l'instant ? Allions-nous être davantage dans un futur proche ? Je craignis de mal comprendre. Kila rit doucement devant l'air confus que j'affichais.
— Tu devrais pourtant le savoir à présent, esh-kirith. Les choses se passent différemment dans mon monde.
— Je le sais, mais...
— Notre monde, corrigea la kanash après un baiser qui me coupa dans mon élan.
— ... mais je sais encore comment fonctionne le corps humain, continuai-je d'un air moqueur. Et ce que tu avances est impossible.
La kanash ne répondit pas. Elle eut un étrange sourire, de ceux qu'elle affichait lorsqu'elle se savait détentrice d'une information capitale, et retrouva le chemin de ses affections. Elle déposa plusieurs baisers en cours de route, un sur ma joue, un deuxième dans le cou qui me fit tressaillir, l'autre sur mon épaule, un autre juste entre les seins et un dernier, à peine au dessus du nombril.
— C'est sûr et certain, dit-elle en se couchant sur mon ventre.
— De quoi tu parles ?
Elle huma l'air à la manière d'un loup, les yeux fermés, puis m'adressa un sourire des plus chaleureux. «Je te garantis que nous serons trois.
— Qu'est-ce que tu racontes ? Allez, lève-toi ! répliquai-je en riant à moitié.
— Je t'assure que c'est vrai, se défendit-elle alors qu'elle évitait un coup de genou de ma part. Mais tu as du temps, petit chat. Nous avons encore le temps.
Je me levai pour rejoindre mon bureau en bois de noyer. L'écran de veille de mon ordinateur éclaira subitement la chambre lorsque je l'allumai. Les termes «La question kanash.» apparurent en lettres noires. Il s'agissait du titre que j'avais choisi de donner au dossier. Simple, un peu trop même, mais concis. J'avais choisi d'aborder les tensions qui existaient entre les locaux et les kanashs, utilisant les rancœurs héritées des siècles et la barrière culturelle comme bases de mon argumentaire. Tout en haut à gauche de la page, je vérifiai que le nom de Liam était bien accolé au mien. J'eus un pincement au cœur en le lisant : il pouvait m'en vouloir autant qu'il le voulait, je restais son amie quoi qu'il arrive. Il s'en rendrait bien compte un jour, même si je n'obtenais pas son pardon.
Sans espoir de réponse, je lui envoyai tout de même un message afin de lui signifier que j'avais terminé le dossier pour nous deux. J'attendis quelques minutes, mais comme prévu, mon message n'eut pas davantage d'effet qu'une bouteille dérivant au hasard des vagues. J'expirai longuement lorsque je sentis les bras de Kila autour de ma taille. «Il est tard, esh-kirith. Viens te coucher.
— Une minute. Voilà.», répondis-je après avoir cliqué sur envoyer. Plus qu'à l'imprimer demain pour lui rendre sa version papier, et enfin libérée ! Merci, tu m'as vraiment aidée pour ce foutu dossier...
La kanash rit, puis déposa un tendre baiser sur mon oreille. Il n'en fallut pas plus pour me convaincre de la suivre sous les draps.
— Pas sûr qu'ils apprécient ce que j'ai pu te dire, chuchota Kila en se défaisant de sa veste.
Son corps sculpté rendait toute forme de concentration difficile. Je me focalisai néanmoins sur ce qui m'obsédait davantage que je ne souhaitais le montrer : le tueur de la rivière.
— L'assassin de Meori et l'agresseur de Dylan ne font qu'un, murmurai-je tout bas.
Il n'était pas nécessaire de prendre autant de précautions, mais c'était une habitude que nous avions prise. De plus, ma mère était absente et ne rentrerait probablement pas tout de suite, voire pas du tout ; il lui arrivait rarement de passer la nuit au commissariat, mais lorsqu'elle était prise par des affaires aussi importantes que celle de la rivière...
— Je ne comprends pas le rapport entre eux, repris-je avec un début d'agacement que les caresses de Kila n'entamèrent pas. Ils ne se connaissaient pas, si ?
— Je ne le crois pas, mais je peux me tromper. Nous avons eu très peu d'échanges après notre rupture, je n'ai aucune idée de ce qu'elle a pu faire durant cette période.
Je réfléchis longuement au problème qui se posait devant nous : le tueur menaçait trois personnes, dont une qui encourait moins de risques que les deux autres du fait de ses capacités hors-normes. Ma mère travaillant au commissariat, elle restait entourée de policiers en permanence. En toute logique, la cible la plus probable était...
— Liam sera la prochaine victime, déclarai-je doucement.
La kanash acquiesça en silence. Elle était donc parvenue à la même conclusion que moi.
— On peut surveiller le matsii à distance, proposa Kila. Il ne s'en rendra même pas compte. Je peux le surveiller quotidiennement si tu veux.
— Je crois qu'il faudra le protéger, Kila. D'autant plus que...
Je m'en souvins alors que je m'apprêtais à lui parler de notre brouille irrésolue.
— La fête des anciens élèves, achevai-je d'un seul trait. Elle aura lieu la semaine prochaine, et je sais que Liam voudra y aller. Mais il y aura beaucoup de monde, Kila. Tu crois que le tueur osera s'en prendre à lui là-bas ?
La kanash se redressa contre le sommier du lit. Ses yeux d'azur fixaient la lune à travers la fenêtre entrouverte de la pièce.
— Il va venir, esh-kirith. Je le sens. Mais je te promets que nous serons prêtes à l'accueillir lorsque ce sera le cas.