— Quelle connasse ! fulmina Liam en mordant rageusement son sandwich au beurre de cacahuètes.
Morose, je triturais le yaourt à la fraise que j'avais emmené en guise de dessert. À côté du petit pot en plastique décoré de fraises exagérément rouges, mon sandwich au fromage gisait dans son emballement plastique, totalement intact. Je n'avais même pas réussi à en incurgiter la moindre bouchée. Je trempai ma cuillère en plastique dans la crème rosée pour l'en ressortir aussitôt. Apparemment, mon yaourt subirait le même sort.
— Ne vous avisez pas d'être en retard, singea Liam en adoptant une mine faussement stricte. Comme si on l'avait fait exprès !
Il mâcha durant plusieurs minutes, la bouche pleine de beurre de cacahuètes et d'insultes proférées à l'égard de celle que nous surnommions désormais le Dragon. Pour ma part, je m'évertuais à élaborer différentes techniques pour survivre à l'année sans y laisser toutes mes plumes ainsi qu'à ignorer la douleur qui me taraudait le dos ; celle-ci ne m'avait pas quittée depuis le réveil et elle semblait s'intensifier depuis. Un début de migraine pointait également le bout de son nez, j'avais le plus grand mal à me concentrer sur la conversation.
— C'est vrai, quoi ! ronchonna Liam tout à son laïus. J'en ai marre des profs qui passent leurs nerfs sur les élèves.
La mauvaise humeur de Liam dissipa momentanément mes propres angoisses, m'arrachant un sourire involontaire. Il me le rendit aussitôt, et nous partîmes d'un éclat de rire commun. Pour la première fois depuis le début de la journée, j'appréciais le maigre rayon de soleil qui perçait laborieusement le voile de nuages gris au-dessus de nos têtes. Je frissonnai à cause du froid, mais je rendis toutefois grâce à la présence de ces nuages, car c'était eux qui, une fois de plus, étaient responsables de l'absence d'élèves autour de nous. À la pause de midi, Liam et moi nous étions rués vers l'extérieur, pressés de prendre place sur l'une des tables que le lycée mettait à disposition pour les élèves qui souhaitaient déjeuner à l'air libre. En temps normal, elles étaient prises d'assaut mais avec un temps pareil...
— Qu'est-ce qu'on a après ? demanda subitement Liam en déballant une barre chocolatée.
Je parcourus des yeux notre emploi du temps commun.
— Cours d'histoire, répondis-je aussitôt.
— Viens, fit-il entre deux bouchées. Regarde la salle et on y va tout de suite. Autant être en avance, qu'on nous prenne pas la tête une deuxième fois. Faudrait pas qu'ils se passent le mot non plus.
Il se leva, et nous prîmes la direction de la salle d'histoire. Nous avions tellement d'avance cette fois-ci que nous trouvâmes la salle déserte.
— T'es sûr qu'on est dans la bonne ? demanda Liam avec un regard circonspect.
Je vérifiai pour la troisième fois l'emplacement de la salle ainsi que l'horaire. Salle 3A. Un coup d'œil à mon portable me confirma que l'horaire était le bon. Nous étions simplement un peu en avance.
— J'ai le temps d'aller pisser du coup. Tu me gardes mon sac ? dit Liam en se délestant de son sac à dos.
— Tu bois trop de soda, je te l'ai...
— Cool, merci !
Et sans me laisser le temps de répondre, il disparut, me plantant là avec son sac à dos déchiré qui me pendait entre les mains. Je le déposai sur une table de la seconde rangée, à côté de celle qui m'intéressait près de la fenêtre. Au calme, je profitai d'un instant de répit. J'étais seule dans la classe. Une atmosphère particulièrement douce et calme se dégageait de la pièce. Les rayons de soleil de l'après-midi venaient illuminer les tables de bois de leur lueur radieuse. L'ambiance était si apaisante que j'aurais presque pu m'endormir.
— Passionnée d'histoire ?
Je me retournai d'un bloc pour déterminer d'où provenait la voix grave qui venait de retentir dans la salle. Un homme d'une trentaine d'années passa le pas de la porte. Il portait une veste de cuir marron qui contrastait élégamment avec son jean noir et ses chaussures de cuir. Il avait les cheveux bruns coupés court, ainsi qu'une barbe soigneusement taillée qui lui donnait l'air viril et doux à la fois. Je devinai son identité sans qu'il n'ait à se présenter.
— Vous êtes en avance, vous savez. Ou alors, vous vous êtes trompée de salle. Mais si vous n'avez pas cours avec moi, allez vite la chercher. J'ai des collègues qui ne supportent pas les retards.
Il me sourit, puis se retourna pour inscrire son nom au tableau. Ethan White. Il me lança un nouveau sourire, aussi doux que le premier, et j'oubliai presque instantanément ma mésaventure de la matinée. Il y avait quelque chose de rassurant chez lui, une impression de douceur qui émanait naturellement de sa personne. Je m'arrachai à ma rêverie et m'empressai de répondre. Je ne tenais pas à paraître impolie.
— Oui. Je veux dire non ! Non, je ne me suis pas trompée de salle. J'ai cours avec vous, monsieur White.
Il m'adressa un autre de ses sourires chaleureux, puis déposa sa sacoche en cuir sur son bureau. Il en sortit deux énormes liasses de documents et je ne pus m'empêcher de faire la moue en imaginant qu'il s'agissait de devoirs potentiels. Il dut s'en apercevoir, car il rit aussitôt :
— Ce n'est que le programme de l'année... et quelques supports de cours. Je vous expliquerai tout ça tout à l'heure, ne paniquez pas.
Peu rassurée, j'acquiesçai toutefois de la tête. Il ne s'en offusqua pas toutefois. Le professeur s'approcha pour me tendre une liasse de documents. En m'en emparant, je constatai qu'il s'agissait de brochures illustrées. Un support de travail, comme il me l'avait annoncé.
— Vous voulez bien m'aider à les distribuer ? Une par table, s'il vous plaît.
J'obtempérai et passai entre les rangs, tout comme lui. Il s'occupa de la partie droite de la classe, moi de la partie gauche. Il était parti du fond de la salle, j'avais commencé par les premières rangées. Nous distribuâmes les documents en silence. Je comparais son attitude calme et agréable avec celle du Dragon lorsqu'il interrompit le flot de mes pensées.
— Vous ne m'avez pas répondu.
— Pardon ?
— Vous êtes passionnée d'histoire ?
— Ah, excusez-moi ! bredouillai-je à la hâte tout en réalisant que j'avais raté une table. Non, pas du tout. Je voulais juste éviter d'être en retard, monsieur.
— Vous n'êtes pas la seule à avoir eu l'idée, constata-t-il en déposant une brochure près du sac de Liam.
— C'est le sac de... commençai-je avant de m'arrêter.
La porte venait de s'ouvrir. Deux élèves entrèrent en discutant à voix haute. Elles s'interrompirent lorsqu'elles virent le professeur White, s'excusèrent d'être entrées sans frapper et se dirigèrent vers la porte. Mais le jeune professeur les invita au contraire à s'installer. Les joues roses, elles s'empressèrent d'obéir et furent bientôt suivies par d'autres élèves. D'un geste de la tête, le professeur White me remercia. Je terminai ma tâche et rejoignis la place que j'avais largement eu le temps de choisir : au deuxième rang, près de la fenêtre qui donnait sur le sous-bois bordant le lycée. Ce n'était pas grand chose, mais c'était toujours un moyen naturel de m'évader si je n'avais pas accès à mon téléphone portable, même si je doutais d'y avoir souvent recours durant ce cours-ci. Le professeur White nous invita à nous assoir tandis que d'autres élèves affluaient dans la classe. Liam arriva parmi les derniers. Il me chercha du regard durant quelques secondes, et me sourit lorsqu'il m'aperçut.
— Bonjour à vous, lança jovialement le professeur White alors que les élèves prenaient place dans un mélange de chaises raclées sur le sol et de bavardages constants.
Mais le jeune professeur n'en avait cure. Il faut dire que l'attention des élèves lui fut rapidement accordée, en particulier celle de la gente féminine. J'eus d'ailleurs la surprise de trouver Jenifer Park assise au premier rang. Ses yeux en amande chargés de mascara battaient sans subtilité aucune à chaque fois que son regard croisait celui du jeune professeur. Appuyé contre son bureau, celui-ci croisa les bras et se présenta.
— Je m'appelle Ethan White, déclara-t-il en désignant son nom inscrit au tableau derrière lui. Je serai votre professeur d'histoire cette année. Nous allons d'abord commencer par vérifier la feuille de présence, si vous le voulez bien.
Il procéda à l'appel, s'arrêtant sur chaque élève pour lui poser une question ayant trait ou non à l'histoire. Au fur et à mesure qu'il progressait dans la liste, je comprenais davantage pourquoi Ethan White plaisait tant aux élèves, et il ne le devait pas qu'à son physique avantageux. Lorsqu'il sentait qu'un élève était trop timide pour lui répondre, il se contentait de lui souhaiter la bienvenue dans sa classe avec un sourire bienveillant. Pour d'autres, cela pouvait aller du simple commentaire à la blague décontractée. Ainsi, j'eus droit pour ma part au qualificatif de «passionnée d'histoire», et je ne pus m'empêcher de lui sourire en réponse. Je fus surprise cependant d'entendre Luke Evans parler de son affection pour les musées lorsqu'il signala sa présence.
À l'expression sidérée de Jenifer, je sus que je n'étais pas la seule à l'apprendre. Sa réponse en revanche n'étonna personne, puisqu'elle se présenta comme étant «très curieuse pour tout ce qui avait de l'âge». Je ris discrètement en voyant Liam rouler des yeux. Stuart Valenzano, lui, ne riait pas. Liam, fidèle à lui-même, se lança dans un débat enflammé sur le travail de recherche journalistique lorsque le professeur White lui demanda ce qu'il pouvait bien aimer ou détester dans sa matière. Au lieu de lui faire la leçon, le professeur White l'encouragea à développer sa pensée. Il lui demanda de conserver ses arguments de côté en attendant de pouvoir en débattre sur le fond, et passa au nom suivant.
— Dylan Presley. Absent ?
Personne ne répondit. Liam prit de nouveau la parole, pour faire savoir qu'il le connaissait. En effet, Dylan participait tout comme lui à l'édition du Sundry, un journal commun au collège et au lycée.
— C'est parfait, conclut le professeur White. Vous pourrez lui donner la brochure et les détails sur le dossier que vous aurez à rendre dans quelques semaines.
Une vague d'indignation ponctuée de cris de déception parcourut la salle. Deux élèves assis dans le fond émirent des sifflements. Je reconnus Preston March et Clifford Anderson, deux garçons avec lesquels j'avais effectué une partie de mes années de collège.
— M'sieur, non ! se lamenta Clifford. Je vous trouvais sympa mais là vous abusez.
— Ça veut dire quoi, dans quelques semaines ? demanda Preston.
— Vous êtes pas sérieux ? renchérit un troisième dont j'ignorais le nom. L'année n'a même pas commencé et vous nous faites ça !
Le professeur White laissa passer l'orage sans se départir de son sourire. Les filles, trop ensorcelées par son physique de bel Apollon, ne protestaient pas. Je vis cependant trois élèves assises en troisième rangée souffler de lassitude en toute discrétion.
— Je sais, je sais... finit par dire le jeune professeur avec un hochement de tête compréhensif. J'aimerais trouver un autre moyen pour vous évaluer mais malheureusement, on ne peut pas y couper. Si ça peut vous rassurer, c'est un travail qui se fera à plusieurs. Par groupes de trois.
— On peut choisir ses partenaires ? demanda Jenifer d'un air enjôleur.
— On parie combien qu'elle va essayer de serrer Luke et Stuart en même temps ? plaisanta Liam à voix basse à mon attention.
— Excuse-moi, tu essaies d'exister ? Je ne t'entends pas avec tout ce néant qui sort de ta bouche, siffla Jenifer tout en feignant de ne pas le voir.
Liam lui lança un regard noir et Jenifer, satisfaite, reporta son attention sur le professeur White. Loin de s'en irriter, celui-ci les considéra d'un air amusé : «Eh bien, je vois que nous avons déjà notre premier groupe. Qui sera la troisième personne à vous rejoindre ?
— Quoi ? s'exclamèrent Liam et Jenifer presque en même temps.
— Alors ? Qui pour compléter votre groupe ?
— Personne. Changez-moi de groupe. S'il vous plaît, monsieur ? ajouta aussitôt Jenifer en prenant son air le plus câlin .
— Mais c'est moi qui refuse ? Je ne veux pas travailler avec elle ! protesta Liam.
— Si vous ne me donnez pas de nom dans la minute, je choisis quelqu'un au hasard pour vous.
— Eden Atwood !», répondit précipitamment Liam avant que Jenifer ne puisse dire quoi que ce soit.
J'avais gardé la tête basse durant tout leur échange. Je dissimulai davantage mon visage derrière ma main lorsque Liam livra mon nom. M'obliger à travailler avec Jenifer ? Il allait le payer cher.