Je ne te connaissais pas

By alice_jeanne

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Lorsque Deborah, étudiante en dernière année, apprend la mort de sa grand-mère, son monde bascule. Est-ce qu'... More

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Livre 2 - Chapitre 35
Livre 2 - Chapitre 36
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Livre 2 - Chapitre 38
Livre 2 - Chapitre 39
Livre 2 - Chapitre 40
Livre 2 - Chapitre 41
Livre 2 - Chapitre 42
Livre 2 - Chapitre 43
Livre 2 - Chapitre 44

Livre 2 - Chapitre 18

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By alice_jeanne

Samedi 1er novembre 1940

Cher journal,

La journée a été éprouvante.

Une fois n'est pas coutume Papa a tenu à ce que nous nous rendions à l'église, avant de rejoindre le cimetière. L'atmosphère lourde et mélancolique dans la chapelle a fait remonter beaucoup de douloureux souvenirs, et je n'ai pu chasser l'image de la lettre nous annonçant le décès d'Emile de mon esprit. Chacun d'entre nous a porté sa peine avec beaucoup de dignité toute la journée, sur les bancs de l'église comme le long des allées grises du cimetière. Le nom d'Emile a été gravé récemment sur le caveau de famille, où reposent mes grands-parents et Odette. J'y ai déposé une gerbe de fleurs jaune vif, pour apporter un peu de gaieté, mais en vérité je ne voulais qu'une chose : m'allonger sur ce caveau et rejoindre Emile.

Alors que nous venons de rentrer, je ne pense qu'à dormir et oublier toute cette douleur.

Dimanche 2 novembre 1940

Cher journal,

J'ai passé la semaine à coudre la couverture pour Maman, et aider Papa à l'épicerie. Non pas qu'il ait réellement besoin d'aide, les étagères sont à moitié vides. Il s'agit plutôt de faire de la diplomatie, d'expliquer aux clients que nous sommes à court de presque tout ce dont ils pourraient avoir besoin. Et il faut croire que les gens préfèrent m'écouter, plutôt que Papa. La diplomatie n'est pas son fort, nous le savions déjà. Pourtant il doit garder un minimum de marchandises en rayon. Si l'épicerie n'est plus en mesure de vendre la moindre denrée elle sera fermée, puis reprise par les Allemands qui eux possèdent un stock apparemment conséquent de produits divers. Où se fournissent ils me demanderez-vous ? La rumeur veut qu'ils aillent se servir directement dans les fermes alentours, rachetant bétail et cultures aux fermiers pour des prix dérisoires. Mais que peuvent bien faire ces pauvres gens lorsque l'on négocie les prix avec une baillonnette pointée sur votre cou ? Les Allemands achètent bas, et profitent de nos pénuries pour revendre la marchandise deux fois plus chère. Papa enrage. Des voleurs, voilà ce qu'ils sont.

Nicole passe me voir régulièrement, pour partager nos informations. Elle est aussi inquiète que moi pour Cath. Cette absence de nouvelles ne nous dit rien de bon.

Mais cette semaine elle avait un sujet bien plus juteux à discuter. Elle a appris par des étudiants en médecine qu'une manifestation aurait lieu lundi prochain, à l'occasion de la cérémonie du 11 novembre. Nous ne devrions pas la fêter, puisqu'elle célèbre précisément la victoire des Alliés sur les Allemands, mais c'est là tout le but de la manifestation. Célébrer cette victoire, leur montrer que nous n'acceptons pas l'occupation, que nous sommes toujours Français et que ces diables Boches ne sont pas chez eux ici. L'envie de joindre cette manifestation me taraude. Je sais que je risque gros, les Allemands ne me feront pas de cadeau parce que je suis jeune ou une femme. Au contraire, ils pourraient bien y trouver un avantage pour me punir. Mais les évènements, les injustices, s'accumulent les unes après les autres et je ne peux rester inactive. Emile, Cath, les enfants de Coudeville, Madeleine, l'antisémitisme, l'atelier de Madame Blanchard, l'épicerie... Je ne peux plus fermer les yeux. Il faut se révolter, on ne peut pas se laisser faire indéfiniment n'est-ce pas ?

J'ai encore une semaine pour décider si j'en serais ou pas. Les pours et les contres s'affrontent sous mon crâne. Nicole m'a dit qu'elle essaierait d'obtenir plus d'informations de ses collègues, mais elle doit être prudente, nous ne savons pas vraiment qui est digne de confiance ou non.


Dimanche 10 novembre 1940

Cher journal,

La situation de l'atelier de Madame Blanchard n'est pas si bonne qu'elle l'espérait. Les locaux ne seront pas remis en état avant des semaines, mais ce n'est pas le plus grave. Madame Blanchard, qui vit chez sa sœur, quelques rues plus loin, reçoit les commandes là-bas désormais, et avec le matériel récupéré nous pouvons travailler à domicile. Non, le souci est que Madame Blanchard a été priée de se présenter à la Feldokommandatur pour se faire recenser, et doit maintenant afficher clairement que son entreprise est « juive », éclaircissant les derniers doutes sur sa foi. Pour ne pas plus s'attirer les foudres des Allemands elle s'est exécutée, assumant fièrement sa confession pour ne pas la subir. Un petit panneau de bois a été pendu à ce qui fut la porte d'entrée de l'atelier. Or, de plus en plus de gens sont réticents à l'idée de travailler, ou de faire travailler, des personnes juives. Des gens très bien, de bonnes familles, que je n'aurais jamais soupçonnés être antisémites, refusent tout à coup de revenir nous confier leurs vêtements à repriser, ou de passer commande pour les chauds manteaux d'hiver. Est-ce réellement de l'antisémitisme ou simplement la peur de représailles par les Allemands ? Quelle qu'elle soit, la raison me semble tout autant ridicule. Ce comportement donne du pouvoir aux Allemands pour continuer leurs injustices.

Alors c'est décidé, je serais de la manifestation demain. Tout cela doit cesser. J'espère que nous serons nombreux. J'appréhende un peu, je dois être honnête. Mais je suis fière aussi, d'aller crier que je ne suis pas d'accord.

Lundi 11 novembre 1940

Cher journal,

Comme convenu, Nicole est passée me chercher à dix heures ce matin. Nous nous étions bien couvertes, pour nous protéger du froid bien sûr, mais aussi des coups que nous pourrions recevoir. J'avais mis mes plus gros godillots, d'épais collants sous une blouse trop grande, qui me tombait aux mollets, ainsi qu'un cardigan de laine dont j'avais prévu de remonter le col pour dissimuler mon visage si les choses tournaient mal. Je m'étais préparé au pire, et l'adrénaline me poussait en avant alors que nous rejoignons la place Foch et le Monument aux Morts. Papa n'avait pas l'intention de s'y rendre, et Madeleine était déjà partie lorsque je quittais la maison. Une petite voix me disait qu'elle aussi serait de la partie.

Sur la place, quelques familles se rassemblaient malgré l'interdiction, tenant à célébrer leurs morts. Mais plus j'observais plus j'apercevais des groupes de jeunes gens, tous chaudement couverts, les visages cachés sous des cols montants ou des bonnets enfoncés jusqu'aux yeux. L'atmosphère était électrique, et Nicole me serra la main en réalisant ce que nous nous apprêtions à faire. Elle avait eu confirmation que le rendez-vous était donné à dix heures, et qu'un signal lancerait la manifestation. Quel signal ? Nous n'en avions aucune idée, mais il semblait évident que cela n'allait plus tarder. Déjà quelques soldats sortaient de la Kommandatur, installée à l'hôtel Malherbes, de l'autre côté de la place. La foule qui s'amassait ne leur disait rien qui vaille, mais ils hésitaient à interrompre ce qui, pour l'instant, semblait être une cérémonie du souvenir. Peux être leur restait il encore un semblant d'humanité en cet instant ? Il fut bien vite effacé.

La foule, majoritairement composée d'étudiants, grossissait à chaque instant, et nous fûmes vite rejoints par des lycéens, des adolescents pas plus âgés que quatorze ans, des mères de familles, et d'anciens soldats portant les marques du combat qu'ils avaient vaillamment mené ces derniers mois. Alors que la clameur sur la place se faisait de plus en plus forte, un homme est monté sur le Monuments aux morts. Complètement vêtu de noir, le visage caché par un col roulé et un chapeau à large bord, il a harangué la foule avec un portevoix :

- Nous sommes réunis aujourd'hui pour rendre hommage. A nos pères, à nos frères, à nos fils, morts pour la France lors de la grande guerre de 1914. Morts en nous protégeant de l'ennemi, ces Boches qui se croient aujourd'hui tout permis, et qui arpentent nos rues comme si elles étaient les leurs. Mais ils n'ont pas gagné, et ne gagneront jamais, car nous resterons Français, jusqu'au bout, et nous ne nous laisserons pas faire ! Pour nos pères, nos frères, et nos fils, qui se sont battus il y a vingt-cinq ans, pour ceux qui se battaient encore il y a quelques mois, ne cessons jamais le combat contre ces pleutres de Boches. Ils ne gagneront pas cette guerre, pas plus qu'ils n'ont gagné la dernière !

Son discours m'émut aux larmes, et je levais mon poing en même temps que des dizaines d'autres, tandis que la foule l'acclamait. Je sentais vibrer un élan patriotique incroyable, et j'étais fière d'en faire partie. Après tout ce jeune inconnu avait raison, les Boches avaient sans doute gagné sur le papier, mais si le peuple se révoltait en masse ? Que se passerait-il alors ? Ils ne pouvaient pas tous nous enfermer !

Alors que j'étais prise d'euphorie, pensant voir dans ce rassemblement le début d'un changement, les Allemands en ont décidé autrement. J'entendis les cris avant de les voir. Sortant en rang de la Kommandantur, matraques et fusils à la main, ils chargèrent sans état d'âme sur les premiers manifestants, forçant la foule compacte à reculer dans les petites rues avoisinantes, dans un état de panique complet. J'étais au milieu de la place, et le mouvement de recul fut si fort que je décollais du sol, emportée par la masse d'étudiants à mes côtés. Je tentais d'attraper la main de Nicole, mais n'en eut pas le temps, et je la perdis de vue quasi immédiatement. La foule, prise en étau sur la place, reculait instinctivement devant les Boches, qui tapaient sans ménagement sur les hommes, les femmes et les enfants, entendant bien faire revenir l'ordre. Ils approchaient inexorablement de nous. Les hurlements de douleurs, et les pleurs des enfants, étaient abominables. Tandis que j'essayais moi-même de sortir de cet enfer, appelant Nicole sans relâche, je tournais la tête de droite et de gauche, espérant apercevoir une issue. C'est alors que je la vis. Madeleine. Visage découvert, hissée sur un réverbère, ses lourds cheveux formant comme une aura autour d'elle. Elle jetait sur les Allemands des cailloux que lui fournissaient deux gaillards à ses pieds, invectivant les Boches avec son vocabulaire bien fourni. Elle affichait un sourire cruel, et pourtant elle rayonnait. J'allais l'appeler, lorsque des mains poussèrent dans mon dos, et je m'affalais sur le pavé, manquant de peu de m'ouvrir le menton en deux. Cela n'arrêta pas les manifestants autour de moi, qui m'enjambèrent sans état d'âmes pour sauver leur peau. Je peinais à me relever, tentant d'éviter les coups, lorsque qu'une paire de bras me souleva de force. Persuadée d'avoir affaire à un Allemand je gesticulais en hurlant, espérant me défaire de son étreinte. Mais l'homme me remis sur mes jambes et me soutins, me forçant à avancer avec la foule, poussant devant lui pour nous frayer un chemin. Je me retournais plusieurs fois, tentant d'apercevoir Madeleine mais elle n'était plus sur son lampadaire lorsque je repérais celui-ci. J'aurais voulu rebrousser chemin, essayer de la rejoindre, mais la foule et cet inconnu m'en empêchaient.

Nous avons finalement atteint le bout de la place Foch, mais mon inconnu ne ralentit pas son allure pour autant, m'entrainant dans une ruelle adjacente, puis une autre, se retournant constamment. Quand il fut sûr que nous n'avions pas été suivis, il s'arrêta contre un porche et lâcha enfin ma main. Nous sommes restés pantelants quelques instants, tentant de reprendre notre souffle et nos esprits. Je tentais de me calmer mais je ne voyais que Madeleine sur son perchoir, dont elle avait disparu l'instant d'après. La pensée qu'elle et Nicole étaient peut-être en danger, que j'aurais dû être avec elles, m'empêchait de réfléchir de façon logique. Je me tournais vers l'homme qui m'avait sortie de ce pétrin et lui hurlait dessus :

- Pourquoi m'avoir emmenée avec vous ?! Je devais rejoindre ma belle-sœur et mon amie ! Elles doivent avoir des ennuis, elles ont besoin de moi, j'aurais dû les rejoindre, mais vous m'en avez empêchée !

- Et bien ce n'est pas la gratitude qui vous étouffe vous, s'est-il exclamé en relevant la tête.

Et le choc m'a fait taire immédiatement.

Sa voix tout d'abord. Je ne l'avais pas entendu depuis des mois, et pourtant je ne l'avais pas oublié. Elle résonnait encore comme si nous nous étions parlé – ou plutôt crié dessus - la veille.

Son visage ensuite. Son beau visage, à moitié mutilé.

André.

J'étudiais sans retenue ses traits, que je m'étais si souvent remémorés, et qui était maintenant tirés, trahissant son traumatisme et sa douleur. La partie droite de son visage était intacte, le visage d'un beau jeune homme dans la fleur de l'âge, mais la partie gauche... Une large cicatrice courait du coin de ses lèvres à la pointe de son sourcil, juste sous l'arcade sourcilière, et causait un creux au milieu de sa joue. Sa peau était rougie, comme brulée, et son œil gauche voilé, blanc, aveugle. C'était la première fois que je voyais une blessure aussi impressionnante, et sur un visage que je connaissais, que j'avais vu parfaitement dessiné, le choc n'en était que plus grand. Lui aussi m'observait, froidement, attendant sans doute que je finisse mon examen et que je m'excuse. Il ne semblait pas me reconnaitre, et je ne pouvais pas lui en vouloir. Je baissais les yeux, et murmurais des excuses du bout des lèvres, honteuse de mon coup de sang. Il se détendit.

- Vos amies vont se débrouiller j'en suis certain. Mais pour l'heure il vaut mieux que je vous ramène chez vous. Les Boches vont ratisser tout le quartier pour attraper le plus de monde possible, et vous feriez une trop belle prise.

Je rougis sous le compliment, bien qu'il ne fût pas réellement tourné dans ce sens. Il ne sembla pas remarquer ma geine, et nous prîmes le chemin de la maison en silence, moi trop intimidée et lui sans doute trop ininterressé pour me faire la conversation. Je ne pouvais cependant pas m'empêcher de lui jeter des coups d'œil, et il finit par s'en rendre compte.

- Oui ? demanda t'il en levant un sourcil, interrogatif.

Prise en flagrant délit je rougissait à nouveau comme une ingénue, et bafouillait avant de réussir à former une phrase décente :

- Je...me demandais comment cela – je désignais ma propre joue – vous était arrivé ?

Il haussa les épaules, comme si la question lui avait déjà été posée cent fois.

- Eclat d'obus, je m'en sors relativement bien, tous n'ont pas eu ma chance.

Je hochais la tête. Effectivement, tous n'avaient pas eu sa « chance ».

Le reste du trajet se fit sans un mot, jusqu'à ce que nous arrivions à la maison. Du bout de la rue j'aperçus Nicole, assise sur le muret devant chez nous. Le soulagement me submergea et je courais jusqu'à elle, l'étreignant du plus fort que je pouvais. Elle me serra brièvement à son tour, avant de me tenir à bout de bras et de m'observer sous toutes les coutures.

- Ça va ? Tu n'as rien ? Cela fait une éternité que je t'attends, j'ai bien cru qu'ils t'avaient eu ! Et tes mains ? Et tes genoux ? Qu'est ce qui s'est passé ?

- Je suis tombée Nicole, mais ce n'est rien de méchant, j'ai eu de l'aide pour revenir jusqu'ici.

Je me tournais vers André, qui arrivait à notre hauteur, les mains dans les poches. Nicole ne broncha pas en le voyant, déjà peut être trop habituée à voir des hommes mutilés à la Croix Rouge. Elle lui tendit une main franche :

- Nicole, enchantée, merci d'avoir ramenée Eugénie saine et sauve.

Je lui jetais un coup de coude - elle n'avait pas besoin d'être si solennelle. Mais mon geste sembla frapper André. Il nous sonda du regard, nous observant dans le détail.

- Je vous connais toutes les deux. Ce café l'année dernière, c'est vous qui écoutiez notre conversation ! Et toi, il s'est tourné vers moi avec un petit rictus, je vois que tu préfères toujours hurler sur les gens plutôt que de discuter poliment avec tes ainés.

Je serrais les poings en rougissant, hésitant entre l'envie de me gifler moi, ou de le gifler lui.

- Toujours aussi arrogant, sifflais-je.

- Toujours aussi susceptible, a-t-il renchéri, croisant ses bras d'un air satisfait tandis que je me retenais de ne pas lui infliger une blessure supplémentaire sur la partie intacte de son visage d'ange.

Nicole a retenu un éclat de rire, qu'elle a caché dans une quinte de toux. Je lui jetais un regard noir, avant de me tourner vers André :

- Bien. Merci de m'avoir ramené. Je pense que je peux me débrouiller seule maintenant. Alors, bonne journée je ne te retiens pas.

Je tournais les talons et allait passer le portail du jardin, quand une cavalcade au bout de la rue a attiré mon attention. Trois silhouettes, que j'associai à de jeunes garçons, remontaient le trottoir en courant dans notre direction. Ils sautèrent dans un jardin et s'aplatirent au sol, disparaissant de ma vue. Courant à leur suite, deux soldats Allemands s'arrêtèrent au bout de la rue, scrutant les environs. Ils nous fixèrent un instant, et instinctivement André posa une main sur mon avant-bras. Je ne sais s'il le fit dans un geste de protection ou s'il s'assurait simplement que je ne bouge pas, mais son contact me fit frissonner. Agréablement.

Les Boches, eux, inspectèrent les premiers jardins, avant que des cris ne se fassent entendre de l'autre côté du carrefour, et qu'ils ne fassent demi-tour pour rejoindre l'origine des agitations.

Dès qu'ils disparurent André retira sa main de mon bras, posant sur moi un regard que je ne sus interpréter. Il semblait lui-même surpris de son geste. Il allait dire quelque chose lorsque les buissons du jardin s'agitèrent, laissant apparaitre les trois silhouettes fugitives qui passaient le muret depuis la maison voisine. Je reculais d'un bond, mais l'un des trois retira sa grosse casquette de Gavroche, laissant cascader ses cheveux sur ses épaules, un large sourire sur son visage en sueur. Madeleine. Je me jetais dans ses bras, et elle me rendit mon étreinte, s'assurant que j'allais bien, avant de se tourner vers Nicole qui la rassura elle aussi sur son état.

Elle fit alors quelque chose de surprenant : elle se dirigea vers André et le serra lui aussi dans ses bras. Ce n'était pas un geste romantique, plutôt comme une accolade, brève, entre deux vieux amis. Du moins j'essayais de m'en persuader. Les deux autres, restés en arrière, passèrent devant moi sans un regard et allèrent serrer la main d'André. Ils échangèrent quelques mots à voix basse, tandis que je restais bouche bée devant leur familiarité évidente.

- Merci encore, je vous vois bientôt, indiqua t'elle aux deux garçons avant de se tourner vers moi, affichant de nouveau un air calme et serein.

- Je vois que vous avez déjà fait connaissance tous les deux, elle se tourna vers André avec un sourire affectueux, André, Eugénie, ma petite sœur. Ou tout comme.

Je lui souris, émue de son qualificatif. André me sourit également, presque gentiment. Je lui adressais immédiatement un regard noir, tenant à lui faire comprendre qu'il ne m'aurait pas dans sa poche parce qu'il connaissait Madeleine.

- La prochaine fois que vous décidez de participer à un évènement de ce genre – elle me désigna ainsi que Nicole, prévient moi, l'un de nous pourra vous accompagner pour éviter qu'il vous arrive quoique ce soit. Heureusement qu'André était là cette fois ci.

Je la regardais, hébétée, et légèrement outrée. J'étais parfaitement capable de m'occuper de moi, je n'avais certainement pas besoin d'un garde du corps ! Certes je devais bien reconnaitre qu'il m'avait sacrément aidé, pour cette fois. Mais pourquoi s'inquiéter subitement de mes occupations, au point de nous faire accompagner ? Elle agissait comme si les hommes qui l'accompagnaient étaient à sa disposition.

- Parce qu'il y aura une prochaine fois ? demanda Nicole, soudainement intéressée.

Madeleine lui adressa un sourire malicieux.

- Peut-être, trop tôt pour le dire. Eugénie te tiendra informée.

Je devais avoir l'air de plus en plus perdue car Madeleine posa une main sur mon épaule, avant de passer le portail.

Elle adressa un signe de tête à son complice : encore merci.

- Tout le plaisir était pour moi. Mais je te conseille de faire attention la prochaine fois petite souris, je ne serais pas toujours là pour te sauver la mise.

Il m'a souri – autant qu'il le pouvait – d'un air satisfait, avant de passer son chemin et de disparaître au bout de la rue. J'ai étouffé un grognement de frustration. Il avait encore une fois eu le dernier mot.

Je serrais à nouveau Nicole dans mes bras. Elle ne quittait pas Madeleine des yeux, intriguée, et manifestement sensible à son aura. Elle me fit promettre de tout lui raconter de la suite des évènements. Je n'étais pas certaine de ce qui m'attendait mais promis tout de même.

Je pénétrais dans la maison derrière Madeleine, jusqu'au salon où Papa lisait son journal. Il nous détailla de la tête au pied d'un regard perçant. Il ne manqua pas de noter mes mains et mes genoux abîmés, où affleurait un peu de sang. Je m'apprêtais à lui fournir une explication quand il a levé la main, un regard dur vers Madeleine :

- Moins j'en sais, mieux c'est.

Et il a replongé les yeux dans son journal. Nous avons effectué un repli stratégique dans la cuisine en soupirant, soulagées d'avoir échappées à sa colère.

Paisiblement, comme si rien d'important ne s'était passé, Madeleine flâna dans la cuisine, remplissant la bouilloire pour un thé et époussetant la nappe des quelques miettes du petit déjeuner. Elle désigna ma tenue :

- Tu devrais aller te changer, le temps que l'eau chauffe.

Dans un état second je suivi son conseil, avec l'impression lancinante de ne pas comprendre ce qui se passait autour de moi. L'embrassade d'André et Madeleine m'avait blessé plus que je n'aurais su le dire. Comment se connaissaient ils ? Pourquoi ne m'avoir rien dit ? Qui était ces hommes avec Madeleine ? Pourquoi ce besoin d'une garde rapprochée et le sentiment qu'elle dirigeait tout ce beau monde à la baguette ?

L'alcool sur mes plaies me fit monter les larmes, et je luttais pour ne pas les laisser tomber. J'étais frustrée, je voulais des réponses. Je comptais bien les obtenir.

Avant de redescendre je passais la tête dans la chambre de Maman. La Bible sur son cœur, les yeux à demi clos, elle semblait prier et ne remarqua pas ma présence. Je refermais la porte sur moi, ne voulant pas la déranger, enviant un peu son ignorance des derniers évènements.

Madeleine était assise à la table de la cuisine, les mains autour de sa tasse fumante, les yeux dans le vague. Une deuxième tasse posée en face d'elle. La chaise grinça, brisant le silence, alors que je prenais place. Madeleine plongea ses yeux dans les miens et entama d'elle-même la discussion :

- Assez de cachotteries, pose-moi les questions que tu veux, je te répondrais. Vraiment.

Les mots passèrent mes lèvres avant que j'aie le temps de réfléchir.

- Depuis combien de temps fréquentes tu André ?

Ses lèvres remontèrent légèrement, elle luttait pour ne pas sourire.

- Intéressante entrée en matière... Je ne fréquente pas André comme tu dis si bien, nous sommes amis. Je l'ai rencontré à son retour de la guerre, en début d'année, dans des groupes de...débat. Il était en convalescence, marqué, physiquement, par les horreurs auxquelles il a assisté, et quand l'armistice a été signée il a voulu... se mobiliser. J'avais déjà quelques contacts, je l'ai présenté à certaines personnes et nous avons continué ensemble.

- Continuer quoi ?

Mon ton était froid, j'étais fatiguée des mensonges.

- Je pense que tu as deviné, au moins en partie. Avant le départ d'Emile déjà nous étions tous les deux engagés auprès de groupes, disons, actifs, luttant pour éviter la guerre. Quand le conflit est devenu inévitable nous avons commencé à collecter quelques renseignements sur la situation à Paris, à Berlin, à Londres, pour coordonner des actions qui ralentiraient l'ennemi. Mais nous n'étions pas assez fort, pas assez nombreux.

Elle a massé ses tempes d'un air soucieux, avant de poursuivre.

- Et puis l'armistice a été signée, et les Allemands sont arrivés. Nous avons vu une nouvelle chance de mettre nos forces à contribution, de ne pas rester inactifs. Nous essayons tant bien que mal de résister, de faire comprendre à ces nazis que nous ne lâcherons rien et que leurs crimes ne resteront pas impunis. J'ai conscience que nos actions ne sont pas bien impressionnantes, mais leur rendre la vie dure apporte une bonne dose de satisfaction crois moi.

- Qui est-ce « nous » ?

- Nous ne sommes pas très nombreux, une vingtaine tout au plus à Caen. Et plus un peu partout en France, en Zone Occupée comme en Zone Libre. André en fait partie, les deux autres que tu as vu ce matin également. Je ne peux pas te donner leurs noms, trop risqué, mais disons que nous sommes une assemblée de jeunes gens qui n'ont pas encore abandonné la lutte. Le Général De Gaulle dit qu'il n'y a pas de petites actions, je crois qu'il a raison. Même si, à titre personnel, je souhaiterai faire sauter leur foutue Kommandantur et danser la gigue sur leurs cadavres.

Ses doigts blanchirent sur sa tasse, et je prenais sa main dans la mienne, partageant son sentiment.

- Pourquoi ne pas m'en avoir parlé avant ? Tu n'avais pas confiance ?

Elle serra ma main.

- Si, bien sûr Eugénie. Mais tu étais encore au lycée, tu avais tes examens, tu es jeune, je voulais t'épargner cela. Et puis quand Emile..., sa voix s'est étranglée et elle a secoué la tête pour dissiper son émotion.

- Je me suis simplement dit que c'était assez difficile comme ça pour toi. Je ne voulais pas t'impliquer plus. Mais visiblement tu t'impliques toute seule. Entre l'atelier de Madame Blanchard et la manifestation d'aujourd'hui tu as prouvé que tu savais parfaitement te fourrer dans des situations délicates sans mon aide.

Elle a eu un petit sourire malicieux, que je lui ai rendu, timidement.

- Et si j'ai envie de faire plus ? De venir avec toi et de vous aider dans vos actions ? Est-ce que tu me laisserais faire ? Les Allemands ont fait fermer l'UFSF, et je veux aider.

Elle a soupiré à nouveau.

- Tu ne me laisses pas vraiment le choix. Tu le feras quoique je dise n'est-ce pas ? Alors je préfère que tu le fasses sous ma surveillance, que je puisse garder un œil sur toi et être sûre que tu ne te mettes pas – trop - en danger. Emile ne me le pardonnerait pas.

J'ai souri, plus franchement cette fois.

- Et Nicole ?

- Elle peut se joindre à nous si elle le souhaite. Je crois qu'elle travaille pour la Croix Rouge n'est-ce pas ? Elle pourra nous être utile.

J'avais déjà hâte d'en parler à Nicole.

- Et ... Papa ?

- Claude en sait plus que tu ne le penses. Il te posera des questions s'il le souhaite, pour le reste, et comme il le dit si bien lui-même : « moins il en sait mieux c'est ».

Je hochai la tête avant de demander, d'un ton hésitant, comment se déroulerait la suite des choses.

- Pour l'instant profil bas. Pour toi autant que pour moi. Je ne te cache pas que depuis mon licenciement je les soupçonne de garder un œil sur moi. Toi tu es associée à l'atelier de Madame Blanchard, puisque tu étais là lors de la confrontation avec le Boche. Ajouté au fait que tu vis avec moi, je ne veux pas te faire prendre de risques inutiles. Et puis, après les évènements d'aujourd'hui il faudra la jouer fine. On compte une dizaine de morts ce matin, les Allemands nous mettrons ça sur le dos sans aucun doute, quand bien même ce sont eux qui tenaient les fusils. On m'a fait savoir que deux de nos garçons ont été arrêtés. La priorité sera de les faire sortir mais cela tu ne peux rien y faire. Pour l'instant je te demande juste d'ouvrir les yeux et les oreilles, ainsi que Nicole, sur ce que vous pourriez entendre des nouvelles directives allemandes. Le statut des Juifs nous inquiète particulièrement. Quand on voit ce qui est mis en place en Allemagne il est fort probable que les nazis tentent de faire pareil ici.

Je ne pouvais m'empêcher d'être déçue. Tendre l'oreille n'était pas vraiment ce que j'appelais « se rendre utile ». Mais je ne pouvais pas en demander plus. Pas pour l'instant.

La journée m'a semblé durer des années. Il s'est passé tant de choses. Je ne peux pas croire qu'André soit revenu. Mes sentiments sont partagés. Il m'énerve au plus haut point, et pourtant il m'a bel et bien sauvé la peau... Et ce geste de protection face aux policiers allemands ? Qu'était-ce ? Il a sans doute le même âge qu'Emile, je ne sais pas pourquoi je me pose autant de questions, il doit me voir comme une gamine. Et je ne peux pas croire que parmi tout ce qui s'est passé aujourd'hui je choisisse de m'attarder sur cet imbécile ! Vraiment ma pauvre Eugénie qu'elle godiche tu fais ! Et puis je dois arrêter de me moquer de lui. Il revient de la guerre défiguré, je lui dois un peu de respect. Non ? Bien que, passé le premier choc, je ne peux pas dire que son visage m'ai effrayé outre mesure...Peut être devrais-je essayer d'être plus aimable la prochaine fois. Peut-être.

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