Fort de Loctus, 20 : 36
Six jours s'étaient écoulés depuis le départ d'Isaiah, laissant un grand vide au sein du groupe d'amis. Cependant, l'heure n'était pas à la mélancolie. Le danger de l'épidémie planait toujours au-dessus de la nation et menaçait sa population d'un destin funeste. Tout restait encore à faire pour les médecins de la forteresse. Ni les soignants ni Khé-Khé ne se reposaient sur leurs lauriers, chacun trimait d'arrache-pied.
À cette heure du soir, reclus dans la bibliothèque, Néhémia portait assistance à la jeune Warloïte. Une tâche que le Drënien effectuait depuis son retour de mission, daté de quatre jours. Le binôme se tenait côte à côte devant la table ovale, sur laquelle s'étalait une variété d'essences végétales : de la basique à la plus complexe, de celle connue aux plus improbables de la biodiversité florale. Des plantes nécessaires à la concoction de l'Éluchior, dont seule Khé-Khé détenait la recette.
Elle s'affaira à mélanger une mixture nacrée dans un récipient en terre cuite, observée de près par Néhémia. Le pirate était devenu son apprenti, en vue de lui enseigner cette préparation. Celui-ci ne saurait évaluer le degré de connaissance que recelait la Zérynthia. Aussi, les mots lui manquaient pour lui exprimer sa profonde reconnaissance, en lui partageant son savoir.
Guidé par la naturopathe, le jeune homme s'empara d'une fleur de Nylis qu'il lui remit. Son regard se focalisa ensuite sur le fût, planté de l'autre côté de la plus jeune, déjà rempli de la substance chrysocolle d'Éluchior.
— Pourquoi préparer une si grande quantité d'Éluchior ? questionna le pirate, à la fois confus et admiratif. Il y en aurait carrément pour une distribution dans toute la ville.
— Justement, c'est le but. Elle servira comme moyen préventif pour les futurs contaminés et permettra de maintenir en vie les infectés, le temps que je mette la main sur l'origine de l'épidémie. Je ne sais pas encore combien de temps cela va me prendre, donc je préfère prendre des précautions pour soulager les malades actuels et les prochains. D'ailleurs, je vais en préparer pour les autres régions touchées de la nation. Vous autres, émissaires, vous vous chargerez de les transporter à bon port.
— Tu peux compter sur nous.
Depuis sa rencontre avec les Héritiers, une étincelle d'espoir avait pris vie dans son cœur obscurci. Celle-ci était devenue une flamme ardente qui ne cessait de grandir au fil du temps. Encore aujourd'hui, Néhémia restait convaincu de cette certitude enfouie en lui, depuis que sa route avait croisé leur chemin : Khé-Khé était l'espoir de Drën-Warnoff. Comme il était heureux de l'avoir pour amie !
— Merci infiniment, Doc, pour tout ce que tu fais pour nous ! Tu ignores à quel point ta présence ici nous redonne de l'espoir.
— Tu n'as pas à me remercier. Je suis médecin, je me dois de venir en aide aux malades.
— Ça me frustre de penser que la population ignore l'identité du « bienfaiteur » dont ils parlent à longueur de journée, râla-t-il en accentuant l'attribut erroné. Même les soignants ont été choqués, en lisant le rapport de tes conclusions sur la fièvre de mocus. Garder le silence me ronge !
— Pour ma part, ça m'arrange. Ça me permet de travailler et de me promener dans le fort tranquillement.
— Mais beaucoup ne sont pas dupes, tu sais. Certains ont fait le rapprochement entre votre arrivée ici, notre descente à la Zone Zéro et la baisse soudaine de décès. Même s'ils n'ont pas conscience de l'étendue de votre implication, ils savent que toi et Haz y êtes pour quelque chose.
— Vraiment ? s'amusa Khé-Khé, en prenant la plante que lui tendait le Drënien.
— Et comment ! Que ce soit les gardes, les émissaires ou même les autres occupants du fort, ils se sont tous rendus compte que vous n'étiez pas de simples visiteurs Warloïtes. Vu l'attention particulière que vous accorde la capitaine, sans parler du commandant Hawke. Très peu ont le courage de s'entretenir avec le Loup de Storm, encore moins l'honneur de faire partie de son cercle d'amis. Mais pourtant avec vous deux, on aurait dit que vous vous connaissiez depuis toujours. L'intérêt que les habitants de Black Wall vous portait a monté d'un cran, c'est certain.
Néhémia ricana à une soudaine pensée.
— Même le tavernier du Sabre tranchant et les habitués de la taverne ont remarqué que tu étais loin d'être... banale.
— Oh ! Je me demande bien pourquoi, dit-elle d'une voix qui se voulait étonnée.
Néhémia gloussa, pendant que Khé-Khé s'éloignait de la table ovale.
La jeune fille papillonna dans une allée d'ouvrages. Les bouquins de la bibliothèque lui servaient à se renseigner sur la flore locale, car son stock avait diminué au fil du temps. Elle effectua quelques pas lorsqu'un flash illumina les tatouages de son bras gauche, l'arrêtant sur-le-champ.
Depuis la nuit dernière, son Nino lui communiquait l'avancée de ses recherches qui touchait droit au but. Mais le sentiment d'urgence que cet instinct lui renvoyait, telle une brise fraîche matinale et frissonnante, l'inquiétait grandement.
— Qu'essaies-tu de me dire, mon petit Nino ? Quel danger nous guette ?
Elle soupira bruyamment, chassant ces questions pour l'instant, et se tourna face à une étagère. De son index, elle jaugeait, à la hauteur de ses yeux, une rangée de livres usés et jaunis, compressés l'un contre l'autre. Le titre, accentué à la verticale et au dos de ces derniers, suffisait à en deviner leur contenu.
Au bout de plusieurs minutes, l'Héritière finit par mettre la main sur un ouvrage jugé adéquat, mais ses yeux se posèrent sur un écriteau qui l'attira plus que d'autres. Son inscription dorée, intitulée « Le mystère élucidé », ponctua sa curiosité. Du bout de son doigt, elle pencha le bouquin, assez pour l'extirper du lot avec sa main.
Le manuscrit paré de cuivre était tarabiscoté à l'excès, preuve de sa qualité inestimable d'antan. L'écriture, marquée au dos, s'étalait sur la première de couverture.
Khé-Khé l'ouvrit et lâcha un éternuement, en raison du nuage poussiéreux infiltré dans ses narines. Elle se frotta le nez pour en retirer l'excès, puis défroissa les feuillets usés du livre, victime de la moisissure, de la poussière et de l'abandon. Son intérêt gagna du terrain à l'ouverture de l'ouvrage, démarqué par ses magnifiques enluminures. L'incipit dévoilait une calligraphie sublime, mais c'était surtout le contenu qui faisait sa valeur.
La Warloïte hoqueta de surprise à la reconnaissance d'une esquisse, illustrée sur l'intégralité de la page droite. Sur celle de gauche, les écrits furent tout aussi déroutants. À mesure que l'adolescente feuilleta hâtivement le bouquin, ses yeux s'écarquillèrent de choc, accélérant son rythme cardiaque par la même occasion.
— C'était donc ça...
Jusqu'à ce que son cœur rate un battement sur une page.
— Non... Ce... Ce n'est pas possible...
Néhémia, qui avait été interpellé par son éternuement antérieur, s'était rapprochée de son allée. Alors qu'il observait de dos depuis plusieurs minutes, il avait pris note de ses propos incohérents.
— Doc ? Tout va bien ? lui demanda-t-il, l'inquiétude perceptible dans le timbre sa voix.
Aucune réponse.
— Hé ! Mais... où est-ce que tu vas ? s'écria-t-il, complètement désorienté, face à l'Héritière qui sprintait en direction de la sortie.
— Va tout de suite chercher Haz dans notre chambre ! hurla-t-elle sans se retourner. Et venez me retrouver dans le bureau de Loctus !
Aussitôt dit, Khé-Khé sortit en trombe de la bibliothèque, laissant Néhémia tout aussi perdu qu'hébété. Cependant, l'intonation impérative dans la voix de son amie le poussa à cavaler hors de la salle, en direction du corridor opposé.
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La venue prompte de Khé-Khé dans son bureau avait troublé Loctus. Voir Néhémia et Hazo – aussi essoufflés qu'à la fin d'un marathon – ouvrir la porte à la volée quelques minutes plus tard, elle s'imagina immédiatement le pire. Pas besoin d'explications pour comprendre que quelque chose n'allait pas.
— Quelqu'un va me dire ce qu'il se passe à la fin ? perdit-elle patience.
L'attention d'Hazo se dirigea vers Khé-Khé qui se tenait en face du bureau, avec un manuscrit blotti contre sa poitrine. Au moment même où Néhémia avait toqué à la porte de leur chambre et l'avait informé de l'appel de la Zérynthia, il avait détalé au pas de course. Il était persuadé qu'elle avait mis la main sur quelque chose d'important.
— T'es tombée sur quelque chose, pas vrai ? haleta-t-il en s'avançant vers elle.
La réponse de la Warloïte fut un sourire victorieux.
— Oh que oui ! Vous n'allez pas le croire !
Au cours des quinze minutes suivantes, le regard des trois plus âgés fixait l'ouvrage, désormais ouvert sur le bureau. Avec de grands yeux, ils s'imprégnaient des propos ahurissants de la benjamine sur ses écrits.
— Par la barbe de Black Wall ! s'estomaqua Loctus. Tu es en train de nous dire que ce livre parle de... l'épidémie ?
— Exactement ! Ce livre a environ cinq cents ans, si j'en crois la date inscrite. Il a été écrit par un chercheur Phaelysien, un certain Léopold de Gaulle. Heureusement que le manuscrit n'a pas été abimé par la moisissure, comme les autres livres où je l'ai trouvé.
— Nom d'une frégate à la dérive ! Ça n'a pas de sens, rétorqua Néhémia, déconcerté. Comment ce manuscrit, vieux de cinq siècles, peut connaitre l'existence d'une épidémie qui date de nos jours ?
Un lourd silence régna dans la pièce.
— Parce que... ce n'est pas la première fois que vous faîtes face à l'épidémie, révéla Khé-Khé. La preuve ? C'est ce Phaelysien. Il... Il n'a pas écrit le récit contenu dans ce livre de la bouche d'une personne. Il l'a vécu de ses propres yeux !
Sa voix hésitante témoigna de sa propre stupeur, durant sa lecture à la bibliothèque :
— Ce chercheur raconte la fois où l'épidémie avait touché Drën-Warnoff, durant son séjour à Black Wall... il y a cinq cents ans.