Forteresse, bibliothèque, 16 : 10
Isaiah franchit l'enceinte de la bibliothèque à l'heure du rendez-vous. Il chemina des allées d'étagères jusqu'à emprunter le couloir menant au centre de la salle spacieuse. Il ne s'attendait pas à voir un château de livres dressé au milieu de la pièce. Des colonnes d'ouvrages l'encerclaient telle une muraille, chacune espacée d'un mètre pour laisser le passage. À cela, une floraison de manuscrits parsemait le sol, çà et là. Apercevoir Khé-Khé, perchée au sommet de la fortification, le dos tourné vers lui, le surprenait encore plus. Ses tresses noires humidifiées et sa peau basanée lisse, embaumée d'huile d'amân, témoignaient d'une prise de douche récente.
Dans son espace de travail, Khé-Khé trimait dans ses recherches. Elle paginait un bouquin au contenu superflu. Autant dire que les Drëniens n'étaient pas réputés pour leur goût de la littérature. Toutefois, quelques manuscrits sortaient du lot en matière de découvertes historiques sur leur monde. Certains narraient la venue de la comète, 9075 années auparavant, et son incidence sur Allevard. D'autres racontaient l'instauration de l'Alliance par l'Ezikwe premier et cinq seigneurs : ces fondateurs honorables qui avaient su mettre de côté leurs divergences et embrasser les notions d'union et de solidarité, pour combattre leurs ennemis communs. En somme, rien que la fillette n'ignorait pas, bien que la lecture ait été passionnante.
En dépit d'une énième journée pauvre en information, l'Héritière gardait espoir. Son Nino semblait la persuader d'être toute proche d'une découverte.
Le médecin roula des yeux, en lisant le contenu d'un bouquin qu'elle s'empressa, une fois de plus, de jeter par-dessus son épaule.
En contrebas, les mains en poches, Isaiah se rapprocha de son perchoir. Il se décala rapidement sur le côté, évitant à peine un énième livre propulsé dans sa trajectoire. Il enjamba les autres qui jonchaient le sol et se plaça en face de la jeune fille. Arrivé au pied d'une pile d'ouvrages, qui lui arrivait à la poitrine, il l'observa se plaindre de frustration.
— C'est terrible de constater que cette bibliothèque ne contient que quelques allées de livres sur la médecine. Et encore, la plupart ne parlent que des vertus de plantes étrangères à l'écosystème de Drën-Warnoff.
La naturopathe feuilleta le manuscrit sur ses cuisses, avant d'afficher un rictus à la vue de tout ce savoir oiseux.
— Par contre, si vous voulez savoir en vingt volumes comment concocter de l'alcool de contrebande, vous êtes servi ! railla-t-elle, avec un tel dégoût qui fendit le visage du Stormite d'un sourire.
Sans ménage, l'adolescente balança l'ouvrage au-dessus de son épaule. Isaiah prit quelques instants pour détailler à la fois les colonnes, le château de livres et ceux éparpillés sur le sol. La vérité lui parut si invraisemblable qu'il voulut en avoir le cœur net.
— Attends, ne me dis pas que... t'as lu tous ces livres ?
— Oh, ce n'est rien. J'en lis autant à Tsour en deux semaines. Parfois le double quand je m'ennuie, mais j'avais rarement le temps de m'ennuyer.
Le brun ne détacha plus sa mine bouleversée des ouvrages. Il n'en avait jamais vu autant sous ses yeux. Et encore moins lu par quelqu'un.
— À quoi te sert tout ce savoir au juste ?
— À enrichir le mien, bien sûr ! Vous avez beaucoup de questions bizarres comme ça ? J'adore apprendre davantage. En plus, en tant que médecin, je dois toujours continuer à approfondir mes connaissances, surtout que la santé de mes frères et sœurs Héritiers repose sur moi. Je n'ai pas droit à l'erreur.
C'était dans ce genre de moments qu'Isaiah avait l'impression de se trouver face à une adulte. Malgré son jeune âge, l'Héritière faisait preuve d'une bravoure et d'un courage incroyable, s'il se remémorait les évènements survenus dans les montagnes. Resté inconscient durant la confrontation avec Chaka, il méconnaissait la conversation échangée entre les deux Héritiers. La peur qu'il avait perçue dans les yeux de la Warloïte, gonfla soudain ses poumons de colère.
Le Stormite se doutait bien que sa jeune amie ne veuille aborder le sujet. L'instant avait dû être très éprouvant pour elle. Il voulait malgré tout s'assurer de son état. Il se racla la gorge.
— Sinon toi, ça va ?
— Et vous ?
Isaiah sourcilla au retournement de situation.
— Euh, oui. Je n'ai pas eu de migraines depuis. Et après une bonne douche, je suis toujours d'attaque.
— Tant mieux, dit-elle, concentrée dans les pages d'un nouveau bouquin.
Le brun se gratta nerveusement la nuque, dans un signe évident d'inconfort. Il était toujours mal à l'aise, vis-à-vis des personnes soucieuses de son état.
— Au fait, je reviens du bureau de fleur de lotus. J'ai suivi ton conseil, je ne lui ai rien dit. J'ai improvisé un plan qui l'a remise de bonne humeur. Elle était surexcitée, on aurait dit une enfant. Il n'y a donc pas à s'inquiéter.
Il marqua un temps d'arrêt, l'incertitude fronçant légèrement ses sourcils.
— Tu crois que je devrais m'inquiéter ?
— Vous croyez que vous devriez ?
Isaiah arqua un sourcil, regardant à présent la fillette perchée d'un drôle d'air.
— Dis, ça t'arrive souvent comme ça de répondre aux questions par des questions ?
— Qu'est-ce qui vous fait dire ça ?
Isaiah secoua la tête, ne cessant d'être fasciné par les réparties de la jeune Warloïte.
— Je me le demande, susurra-t-il simplement.
Khé-Khé referma le bouquin dans ses mains et le déposa sur la pile de livres, empilée à ses côtés. Isaiah fit quelques pas en arrière, tandis qu'elle quittait du haut de son perchoir dans un saut agile. Elle emprunta l'un des accès entre les colonnes de livres, puis s'arrêta devant lui.
— C'est bon, je suis prête. Où voulez-vous qu'on aille ?
— Mmh, on pourrait aller au Sabre tranchant qui se trouve au rez-de-chaussée ou au Pendu. À cette heure, il n'y a pas grand monde.
L'homme se tut, tout à coup pensif.
C'est moi ou je viens de demander à une gamine de m'accompagner dans un bar ?
Khé-Khé soupira.
— Le Sabre tranchant, le Pendu, le Croque-mort... Pourquoi les tavernes des pirates ont toujours des noms si bizarres ? s'interrogea-t-elle en se dirigeant vers la porte, suivi de près par un Isaiah amusé.
__________
Comme convenu, le binôme se retrouva au Sabre tranchant, retiré à l'étage pour plus d'intimité. En raison du sujet sensible, pas besoin de provoquer la panique générale à la simple prononciation de l'Ombre de la Mort.
Khé-Khé buvait du jus d'auranje fraîchement pressé par le tavernier, comme elle l'aimait. Son caractère jovial et tête en l'air avait su charmer les résidents de la forteresse, plus encore depuis sa conversation épique avec le couple de Phaelysiens, Laurent et Isabelle de Savoie. Son regard erra par-delà les vitraux ouverts, sur le paysage montagnard à l'horizon. Le décor crépusculaire apportait une certaine sérénité sur la ville portuaire.
Isaiah se contenta d'un verre d'eau, posé à proximité d'un pichet. Alors qu'il pianotait ses doigts sur la surface en bois de la table, il songea à la meilleure façon d'amorcer la discussion tendue qui contrastait avec leurs échanges habituels. Quelques minutes plus tôt, l'officier se tenait dans une posture trop sérieuse à son goût – digne d'un interrogatoire – avant de se relâcher. Loin de lui l'idée d'intimider son amie.
La voix lointaine de la Zérynthia le ramena à lui.
— Vous savez, il m'arrive souvent de penser à Warlok et à ma famille. Mes cinq grands-frères et mes deux parents formidables. Après tout, c'est aussi pour eux que je me bats.
Son voisin de table comprenait qu'elle puisse s'inquiéter pour les siens, vu le sort incertain d'Allevard. Ne pas avoir de leur nouvelle, depuis leur départ de Warlok, devait sans aucun doute l'angoisser.
— Ça fait combien de temps que vous êtes sur Zarif ?
— Plus d'un an.
— Plus d'un an ? C'est... très long. Ils doivent terriblement te manquer.
Pour toute réponse, Khé-Khé afficha un léger sourire mêlé d'une pointe de tristesse.
— Il m'arrivait souvent de fuir mes grands-frères à force de trop me gâter comme une petite princesse. « C'est normal, tu es notre choupinette ou notre petite kiwy » me disaient-ils à chaque fois que je boudais. Je les imagine bien en ce moment, en train de pleurer chacun dans son coin. Jamais je n'aurais pensé... que ces petits noms me manqueraient un jour.
— Je suis sûr qu'ils vont bien, tenta Isaiah pour la réconforter.
— Je suis peut-être une gamine, Commandant, mais je ne suis pas stupide. Je ne crois pas à ces idioties pour bébé. Mais merci de vouloir me remonter le moral.
Sans détacher les yeux de la fenêtre, elle reprit lentement :
— Je sais que vous avez des questions à me poser, mais nous avons déjà tous les deux la réponse à la plus importante. Chaka est bel et bien celui que l'on surnomme l'Ombre de la Mort.
Elle finit par croiser le regard du brun.
— Si vous me le permettez, j'aimerais vous poser une question.
— Vas-y.
— Comment vous avez fait le lien entre Chaka et l'Ombre de la Mort ?
Isaiah se cala sur son siège, les bras croisés.
— Il y a juste une semaine, avec des Sentinelles de Neromis, nous avons découvert une importante masse de Corrompus décimés dans la région de Galbanum. Un individu capable d'exterminer, à lui tout seul, une nuée de monstres en une fraction de secondes ? Avec une telle précision ? Ça ne court pas les rues. À ce moment-là, j'avais fait un rapprochement avec votre naissance. J'ai aussi eu un déclic au cours de cette soirée au Pendu, lorsqu'Haz a parlé des guerriers de votre clan, dont les manieurs de sabre. Depuis ce jour, j'ai commencé à assembler des pièces du puzzle. Et il y avait aussi cette aura meurtrière à Galbanum, la même que j'ai ressentie lorsque nous étions dans les montagnes.
Le visage de Khé-Khé se ferma légèrement sur un détail précis.
— Je croyais que vous saviez pour l'existence des Héritiers qu'à votre arrivée ici. Comment pouviez-vous le savoir bien avant ? Peu de gens étaient censés être courant à notre sujet, souligna-t-elle, sur un ton quelque peu mécontent. Qui vous l'a dit ?