Assis sur son tas de paille humide, Arcas serrait les poings à s'en faire blanchir les phalanges.
Comment ce sombre abruti de Darmain avait-il osé ? Il avait mis des mois à redonner à Diana, confiance en la gent masculine, et pourquoi ? Pour que cette raclure piétine cette foi toute neuve et fragile en oubliant qu'un officier était censé de se tenir de manière irréprochable dès qu'il était question d'une dame. Il avait suffisamment entendu ce genre de discours. Ou alors était-il le seul à qui on avait rabattu les oreilles sur le devoir de galanterie d'un gradé de l'armée française ?
Arcas avait bien d'autres devoirs. Il avait juré de chérir et de protéger sa femme.
Le colonel l'avait insulté et brimé bien des fois sans même qu'il ne se rebiffe. Son grand-père, le terrible Nyctimus avait pendu des hommes par leur tripes pour beaucoup moins que cela. Mais Arcas avait hérité de sa pauvre mère une patience inconnue de la plupart des Harispe. Elle avait toujours eu cette sorte d'endurance de martyre nécessaire lorsqu'on était l'épouse d'un homme tel que Phineus. Arcas, en digne fils de sa mère avait donc subi son chemin de croix sans broncher jusqu'aux dernières quarante-huit heures, où il lui avait accordé une pichenette sur le nez, ce petit homme ne valait tout simplement pas plus.
Mais aujourd'hui Darmain était allé trop loin. Cette pourriture n'allait pas s'en sortir à si bon compte, Arcas quitterait cette geôle et allait lui montrer à quel point un Harispe pouvait être impitoyable dès qu'on s'en prenait au sien.
Le plus difficile serait évidemment de ne pas se faire attraper, mais être enfermer dans cette geôle ne lui offrait-il pas le meilleur des alibis. Bien sûr la question technique était de pouvoir en sortir et d'y retourner sans éveiller les soupçons.
Il réfléchissait toujours à son plan machiavélique, quand il entendit une certaine agitation remuer le camp.
Les hauts gradés étaient de retour, ce qui expliquait sans doute pourquoi Darmain n'était pas encore venu cracher son venin sur lui pour se venger de l'humiliation que lui avait fait subir Diana.
Ménard, frappa sur les barreaux.
– Tenez votre altesse, j'espère que cette pitance sera à votre convenance.
Il lui tendit une assiette de soupe tiède dans laquelle il avait jugé bon de cracher alors qu'Arcas s'apprêtait à la prendre.
– Tu peux la garder. À force de lécher le fion de Darmain le goût doit vraiment être infâme.
Le garde-chiourme le regarda un instant sans comprendre. Mais quand il lui jeta l'assiette à la figure, le meneur de loups se dit qu'il y avait peut-être une cervelle entre ses deux oreilles. Il esquiva le projectile d'une pirouette.
Tant pis pour la soupe, il n'aurait rien eu contre un plat chaud. La dernière bouteille/bouillotte que Charlier lui avait donnée était froide depuis longtemps, mais heureusement il l'avait accompagné d'un pain. Ajouté au pâté en croûte que lui avait apporté Jimmy, il ne mourrait pas de faim aujourd'hui.
Il se contenta donc d'offrir à Ménard un doigt d'honneur, avant de retourner s'asseoir sur son grabat de fortune remâcher sa vengeance. Si ce type n'avait pas été un fichu crétin dont les seules occupations étaient de regarder les barreaux de cette prison rouiller et faire reluire les bottes de Darmain, le baron serait bien allé à la pêche aux informations. Il n'aura rien eu contre un petit compte-rendu sur ce qui se passait à l'extérieur, mais il craignait que sa bêtise crasse ne soit contagieuse.
Finalement, c'est le général Bosquet en personne qui fut le porteur des nouvelles lorsqu'il descendit les escaliers menant à sa geôle.
Arcas se releva d'un bond et se mit au garde à vous.
– D'Arlon, mon p'tit mais qu'est-ce qu'il vous a pris ? Lui demanda-t-il en tapotant d'un air navré sa bedaine.
– Eh bien...
– Eh bien vous avez merdé ! Quand je vous ai dit que votre avenir n'était peut-être pas dans l'armée, je ne pensais pas que vous vous saborderiez à ce point et surtout pas si tôt. Mais pourquoi ? Enragea le général.
– Il m'a fait sortir de mes gonds.
– Vous lui avez cassé le nez.
– Il a dépassé les bornes de la dureté de cœur et il s'est montré gravement irrespectueux envers ma femme lorsqu'elle est venue prendre de mes nouvelles. Il est en train de perdre pied mon général.
– Mais... Va-t-elle bien ?
– Je l'ignore. Je n'ai pas pu la voir. Mais si j'attrape ce mécréant...
Bosquet, pensif fit les cents pas devant la grille en lissant ses moustaches.
– Je suis en plein cœur d'une réunion au sommet. Je suis accompagné par Raglan, son balai dans le derrière et son état-major, les italiens et les turcs sont aussi de la partie.... Il y a tant d'incidents, des deux côtés de la mer Noire !
Nous devons resserrer nos liens, sinon nous allons droit dans le mur. Et on m'a demandé en haut lieu d'être une figure d'autorité pour les autres nations. Il ne faudrait pas que l'Angleterre tire tous les marrons du feu. Pour la peine ce n'est pas le moment de faire un scandale et de montrer que je ne suis même pas en mesure de garantir l'entente de mes propres hommes. Je doute que Darmain soit capable de se taire... et vous de vous empêcher de le cogner à nouveau... et il tourne autour de Raglan depuis son arrivée, si je le mettais aux fers, je devrais fournir des explications.
Le vieil homme soupira en se grattant le crâne.
– Je comprends mon Général, je vais encore devoir profiter du confort de ce charmant établissement.
– Mais dès que ces peignes-culs auront quitté Kamiesch, je m'occupe de vous et je tâcherais de faire le ménage dans ce merdier. Duvernet m'a donné la clef qu'il avait chipé à ce crétin murmura-t-il en désignant Ménard qui semblait avoir avalé de l'acide et ne savait pas comment réagir devant l'intrusion inattendue de Bosquet.
– Ne vous en faites pas pour moi, rassura Arcas que la visite du général avait suffisamment apaisé pour qu'il oublie pour un temps ses velléités vengeresses.
– J'y retourne, ces messieurs ont dû s'installer pour la nuit. Les turcs se sont plaints de l'inconfort de notre camp. Je me sens offensé dit-il en riant tandis qu'il quittait la cave.
***
Arcas avait réussi à dormir quelques heures cette nuit-là, mais à présent qu'il était réveillé, le temps s'égrenait avec une lenteur insupportable.
Plutôt dans la matinée, Duvernet lui avait amené une tasse de café chaud sous le regard désapprobateur de son gardien. Le vieux soldat drapé dans sa dignité, avait répliqué à une remarque désobligeante du geôlier que s'il n'était pas content, il n'avait qu'à aller se plaindre auprès du général qui serait ravi d'écouter ses griefs. Cela lui coupa la chique.
Plus tard Charlier, à travers le soupirail, lui avait offert un plat fumant de ragoût de mouton.
Mais un ventre plein accompagné de solitude ne lui apportait guère la sérénité. Il était hanté par des visions de morts-vivants et se questionnait encore et encore sur le but des Flambeaux. Aspiraient-ils à autre chose qu'à semer le chaos ? Si tel était le cas, ils pouvaient en tout état de cause déjà prétendre à l'avoir mis dans sa vie.
Quelle victoire !
Il en était là de ses méditations quand le camp français se mit à s'agiter à nouveau.
Il entendait des éclats de voix, venant de l'entrée des fortifications.
– Hé ! Ménard ! Qu'est-ce qu'il se passe ?
– J'en sais rien Harispe et j'en ai rien à battre.
– Le camp pourrait se faire attaquer ?
– Pfff ! N'importe quoi !
Le gardien s'affala de nouveau sur son siège et rabattit sa casquette sur ses yeux pour signifier à Arcas qu'il souciait comme d'une guigne de ce qu'il pouvait lui dire.
Cet homme était un âne. C'était faire offense à ces pauvres bêtes.
Et les heures passèrent sans que personne ne vienne le voir pour répondre à ses interrogations.
Encore prendre son mal en patience.
Encore égrener les minutes.
Même sa mère aurait été très fière du contrôle qu'il avait de ses nerfs.
***
Maintenant que le soir était tombé, Arcas faisait les cent pas dans sa cellule pour se réchauffer. Ménard avait quitté son poste pour aller se sustenter sans soucis ni remords car sa seigneurie n'allait sûrement s'échapper de sa cage. Y-avait-il seulement songé, l'idée ne l'avait-elle jamais effleurée ? Dans tous les cas, ce crétin était sorti sans un regard en arrière. Il finirait bien par être relevé se disait Arcas et avec un peu de chance par un soldat ayant une conversation plus agréable.
Charlier et Granbert profitèrent de son absence pour entrer sans encombre dans la prison.
– Alors Monsieur le baron ? Comment allez-vous ?
– Bien mieux quand je vois vos trognes plutôt que celle de cet abruti.
– Duvernet nous a donné ça pour vous. C'est de la nourriture de richards, la même que ce qu'ils donnent à ces beaux messieurs qui vont nous faire gagner cette guerre en moins de deux.
– Faudrait pas que vous vous habituiez à notre tambouille de troufions ! De quoi vous auriez l'air si vous ne saviez plus comment manger comme il faut devant des comtes et des ladies, avec le petit doigt en l'air, s'amusa Charlier.
– Tant que c'est chaud les gars ça me suffit. Mais dites-moi plutôt ce qu'il s'est passé tout à l'heure. Il y a eu un tel un boucan, j'ai cru qu'on nous attaquait.
– On ne vous a rien dit ?
– Si je dois compter sur Ménard...
– Ça a fait un de ces remue-ménage. Figurez-vous que l'escouade que Darmain vous avait envoyé chercher est revenue.
– Pardon !
– Comme on vous le dit. Ils sont vraiment pas frais ! Darmain était là à leur arrivée au camp et il ne savait pas où pondre son œuf. D'un côté, il disait que vous valiez pas tripette comme pisteur puisqu'ils étaient de retour et autant dire que ça le réjouissait. Il a presque pris le caporal Vanier dans ses bras. De l'autre, il voulait tous les coller avec vous au trou parce qu'ils n'ont pas voulu répondre aux questions. De vraies tombes. Comme si on leur avait coupé la langue. Allez savoir ce qu'ils ont subi ?
– Et où sont-ils maintenant ?
– À l'infirmerie je pense ? Ils étaient dans un tel état, c'est à peine s'ils pouvaient tenir debout.
– Ne vous approchez surtout pas d'eux. Je crois qu'ils ont une maladie. Une saleté qui touche déjà les Russes. Il faut absolument isoler cette escouade, les enfermer à double tour, s'exclama le baron.
Dans le camp, on entendait les soldats, parlant, chantant autour des feux, se plaindre du froid, de cette foutue guerre, puis le bruit des casseroles, des gamelles qui tintaient ; tout cela était devenu si familier et rassurant pour Arcas ! Presqu'autant que les bruits d'Arlon l'avaient été, avec ses merles chanteurs, les bruissements des feuilles de chênes, le craquement de la latte de parquet devant le bureau de son père, le clapotis de l'eau des douves sous le vent. Ces bruits habituels pouvaient vous faire croire que vous étiez en sécurité, loin des dangers. Mais il avait payé chèrement la leçon apprise lors de cette horrible nuit qui lui paraissait déjà si lointaine. Vous n'étiez à l'abri nulle part. Pas derrière les murs d'un château, pas même dans un camp militaire entouré de milliers d'hommes armés.
Charlier et Granbert le dévisagèrent, incapable de comprendre ce qui pouvait tant bouleverser le baron. La captivité devait lui avoir endommagé les méninges. Ils allaient dire aux médecins de prendre des précautions avec ces hommes comme avec les malades du choléra, voilà tout, inutile de sombrer dans la paranoïa.
Granbert tenta bien de le tranquilliser, mais Arcas lui fit signe de se taire.
Et un cri retentit dans la nuit.
Ils avaient tous les trois vu assez de morts pour reconnaitre un râle d'agonie.
Le jeune noble ne perdait peut-être pas la tête après tout se dire les deux soldats.
– Trop tard ! Ça a déjà commencé. Les gars, je n'ai pas le temps de vous expliquer mais il faut me faire sortir d'ici. C'est Bosquet qui a les clefs de ce cachot.
– Mais que doit-on lui dire ?
– Qu'en face de ce qui est en train de nous tomber dessus, dit-il en désignant d'un grand geste l'est du camp où un deuxième hurlement se fit entendre, un Harispe est plus utile en liberté.
Le claquement d'un coup de feu agit sur les deux hommes comme un déclic et ils remontèrent quatre à quatre les escaliers de la cave.
Arcas secoua les barreaux de sa prison pour la forme, mais les soldats du Génie avaient fait un travail remarquable, il aurait plus vite fait de briser les murs que de venir à bout de ces grilles. Il ne pouvait qu'écouter les autres se battre pour leurs vies contre des choses qu'ils n'étaient pas en mesure de comprendre. Aurait-il mieux fait de raconter la vérité à tous dès le départ ? Que ces hommes étaient des morts-vivants et qu'il fallait les tuer pour de bon. On l'aurait pris pour un fou. Diana, alors qu'elle possédait pourtant toutes les clefs et devant l'évidence avait d'abord refusé de l'admettre.
Il était trop tard pour des ... et si. Le plus important à l'heure actuelle était qu'il sorte de cette geôle.
***