Chapitre XXXVI

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Kräischen - Cri

Les flammes oscillantes des torches illuminaient la grotte où un nuage de poussière permanent s'élevait peu à peu sous la charge des monstres. Complètement assourdie par la mêlée renvoyée par l'écho, les mugissements, les sabots tambourinant le sol, les multiples renâclements, le choc des cornes, la chair qui se déchire et le crépitement des flammes, la jeune scientifique se sentait dépassée.

Abattant son épée aveuglément, elle ne distinguait même plus les adversaires qui se profilaient sous le tranchant étincelant de sa lame. Se battant depuis plusieurs heures déjà, elle avait abandonné l'idée de les compter tant les bovidés étaient nombreux et pourtant, une armée fourmillant encore jusqu'au fin fond de la grotte, leurs rangs étaient toujours relayés. Le peuple des Aquaènes paraissait être ridiculement peu nombreux face à la quantité colossale de bestiaux qui peuplait cette vieille mine.

Elle n'en pouvait plus.

Le vacarme assourdissait son crâne plein et envahit par ses pensées, la fumée, la poussière et la fétidité des bœufs lui donnait la nausée et elle aurait pu rendre son déjeuner à tout instant. Avec le nombre incalculable de fois où elle avait planté sa rapière dans le corps musclé des créatures, les muscles ans ses bras et ses jambes ne parvenaient plus à se décontracter et une douleur intenable semblait lui broyer chaque membre.

Le moindre de ses muscles tremblait sous l'effort. Elle avait beau s'efforcer de rabattre les marées de monstres devant son arme, elle n'en voyait toujours pas le bout. Vacillante, friable et vertigineuse, la plus chétive des brises aurait pu faire tomber cette femme qui ne devait plus pouvoir tenir debout. Ses camarades, dans le même état e fatigue qu'elle, pouvaient croire qu'elle n'avait même plus la force de s'effondrer.

- " Je ne vais pas tenir..." haleta-t-elle, son murmure estompé par le bruit grouillant.

Puis, des heures, peut-être même un jour entier, passèrent. Tels des corps mortifiés et inanimés, la plus puissante équipe de la guilde de Rosran venait d'anéantir le dernier des Minotaures qui peuplait la grotte. Ils ne parvenaient même plus à réfléchir, cela faisait depuis bien longtemps qu'ils se laissaient soulever par des fils en bonnes marionnettes. Aucune explication rationnelle n'aurait pu justifier la prouesse surhumaine que des guerriers à la porte de la mort pouvait accomplir.

- " Les gars... C'est... pas fini. Il reste... le gros,là..." cracha difficilement leur chef.

Pourtant issu d'une race hybride entre deux montres humanoïdes d'une endurance bien supérieure à celle des humains, le métis semblait tout aussi à cran que les autres. Ses prunelles rougeoyantes cherchant le regard masqué par la poussière du gigantesque Minotaure rouge qui les observait silencieusement depuis le début de l'assaut s'agitaient nerveusement. Une seule seconde d'inattention pouvait les réduire à néant.

Au fond de lui, l'envie de jeter un œil à ses amis pour les rassurer le déchirait. Si ce n'était pas les siens, il se doutait que ces battements de cœur tourmentés seraient ceux de ses camarades, inquiets de devoir affronter un tel colosse.

Il n'a pas bouger du tout du long lorsque l'on a exterminé ses congénères, songea-t-il, se demandant comment une créature pouvait bien rester immobile alors que l'on tue ses frères, un à un.

Au bout de quelques instants semblant durer une éternité, la fumée et la poussière se dissipèrent peu à peu et, prise d'une pulsion d'effroi, la passionnée de monstres ne put s'empêcher de lever les yeux vers le visage de leur assaillant.

Elle en tomba.

Son visage mi-bœuf mi-humanoïde se parait de tant de rides et de fronces que la colère ne suffisait même plus à décrire l'état d'implosion dans lequel il se trouvait. Comme si cela était possible, la scientifique crut voir une carafe en ébullition, des panaches blancs prêts à siffler au creux de ses oreilles et de ses narines déployées. Un léger râle silencieux grondait au fond de l'antre de ses dents et ses pupilles si fines qu'on ne les voyait à peine laissait briller un brasier imminent dans ses yeux qui reflétait le plus profond de son âme.

Croisant le regard démoniaque du Vénérable Minotaure, Sasha dut reculer pour ne pas s'évanouir devant l'angoisse grandissante qui lui faisait tourner de l'œil. La rage silencieuse et à la fois foudroyante de cette bête restée inerte durant tout l'assaut et intériorisant toute sa haine jusqu'à cet instant lui ôtait toute force de respirer.

Sans avoir besoin de le faire, le monstre lui montrait déjà mille manières de la tuer. Lui broyer lentement mais cruellement les os entre son torse aux muscles saillants et ses bras où la chair paraît prête à exploser. Crever chacun de ses organes grâce à ses gigantesques cornes où le sang s'écoulera abondamment. Arracher la tête de son cou telle une vieille poupée de chiffon et la jeter, prise de soubresauts, au sol pour contempler chaque goutte de sang quitter son corps. L'étouffer par la force de son poing, se servir e sa masse comme batte et lui faire passer du blanc au rouge puis du violet au bleu... Il y en avait tellement que malgré tous les combats passés et l'attaque effroyablement douloureuse de l'Aquaène, Sasha eut l'impression de n'être plus qu'une offrande en l'honneur de ce Dieu et son sanctuaire qu'ils avaient profanés.

Elle n'avait que fait un pas en arrière, son corps incapable de lui obéir, et cela avait suffit à la faire un mauvais pas, trébuchant contre une pierre. Chutant contre le fond de la galerie, la douleur sur son coccyx passait inaperçue tant la créature était la seule à avoir une influence sur son cerveau à cet instant.

- " Sasha !" résona et ricocha sur les murs de la galerie tel une complainte emplie de désespoir.

Et à la seconde suivante, elle vit une masse gigantesque fondre sur elle et un bruit de chair transpercée et de sang giclant vibrer entre ses tympans.

Là, devant elle, se trouvait son Maître, son ami, l'homme qu'elle aimait, son confident, le monstre, l'insolent, le seul, empalé dans les cornes d'ivoire d'un monstre plus fort qu'ils ne l'étaient.

Flügel-Tome IIWhere stories live. Discover now