Chapitre XIV

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Si je pouvais être à cent pieds sous terre...

En entendant mon cri involontaire, les deux garçons se tournèrent, surpris, vers la rivière où l'eau claire arrivant aux genoux laissait transparaître des galets. En voyant à leurs pieds le ruissellement paisible du courant, il leur parut difficile d'admettre que de dangereux prédateurs se tapissaient là et n'eurent pas de mal à me faire part de leurs doutes :

- " Euh... T'es sûre qu'il y a du monstre terré dans ce minuscule cours d'eau ?" s'enquit le plus petit avec peu de conviction.

En examinant le flux calme et apaisant, je devais bien admettre qu'ils n'avaient pas torts cependant, trop fière pour l'accepter, je n'en dis mot. J'aurais du trouver une meilleure excuse, songeais-je en tentant de justifier mon embarras :

- " Certes, il n'y aura pas de monstres adultes dans ce petit filet d'eau mais cela ne change rien au fait que des bébés de cette espèce puisse s'y introduire et vous déchiqueter la peau jusqu'à l'os ! C'est une bête ayant l'habitude de ronger ses proies jusqu'à la moelle et vous pouvez être certains que même un petit est capable d'en faire tout autant !"

- " Ouais... Sinon, ça ne nous dit pas qui tu es et que fais-tu ici alors qu'il y des moooooonstres..." commenta le métis en me toisant froidement du coin de l'œil.

Ma poitrine sembla se compresser, transpercée par les prunelles vermillons. Ses yeux étaient rouge comme un champ de bataille ensanglanté et pourtant soufflait à l'intérieur un vent glaçant tout autour de lui, telle était l'impression qu'il me donnait.

Il fut rare que les mots ne sortent pas de ma gorge ; les quelques fois où cela se produisait avaient lieu devant mes parents ou les nobles d'un rang plus haut encore que le nôtre. Autrement dit, jamais je n'aurais du perdre mes moyens devant un plébéien, qui plus est sans doute issu d'une famille d'esclaves. 

Mes poings se crispèrent et serrèrent avec force le livre qu'elles tenaient contre ma  poitrine essoufflée. Je refusais de faiblir ainsi, je suis une femme digne et forte, une femme qui ne baissera pas les yeux devant quiconque lui faisant face, affirmais-je en mon for intérieur tout en reprenant mon calme.

- " La moindre des politesses et l'une des bases de l'éducation est de se présenter avant de poser de pareilles questions à quelqu'un. Ne vous a-t-on jamais rien inculquée ? Oh... Suis-je bête, à cause de votre effronterie, j'en avais oublié que vous n'étiez que de simples paysans..." murmurais-je, forte de ma nouvelle résolution.

Mes yeux se plissèrent de satisfaction en sentant ma victoire arriver tandis que les commissures de mes lèvres se soulevèrent et esquissèrent un sourire triomphant. Ces rustres vont comprendre où est leur place et enfin ramper devant moi.

- " Oh, désolé ! Avec tout ça, j'avais oublié mais tu es la gamine du carrosse ! C'est vrai qu'elle est mignonne, n'empêche ! Trois Pommes, t'as vu, ta p'tite amie est venue te voir !"

- "Mais tais-toi, espèce d'idiot ! Tu vas voir, je vais te refaire le portrait !"

Le plus petit se jeta sur le dos du plus grand et lui tapa le crâne tout en lui ébouriffant les cheveux, déjà mal coiffés. Dans leur chahut, ils tombèrent à la renverse dans l'eau et, désormais trempés jusqu'au visage, aucun des deux ne sembla s'en soucier et rirent hilares.

Je ne compris du tout comment nous en étions arrivés là. Je leur avais parlé avec un remarquable dédain et une autorité plus qu'effrayante pourtant, ils étaient là, à s'amuser sans gêne devant moi. Qu'est-ce que... ?

- " Ah oui, du coup, moi c'est Samaël et lui, l'autre rouge jusqu'aux oreilles, c'est Keith mais tu peux l'appeler Trois Pommes !"

Quand bien même le métissé se présenta, je ne pus saisir ce que tout cela signifiait. Je venais de faire usage de mon titre en parlant sur ce ton alors pourquoi désiraient-ils converser ainsi avec moi tout en sachant qui je suis ? Toutes les personnes d'un rang inférieur qui ont, un jour, eut l'honneur de nous adresser la parole s'étaient recourbées jusqu'au sol et n'avaient pas eu l'audace de, ne serait-ce que, poser un regard sur nous. Alors pourquoi ? Ne savent-ils pas qu'un mot de noter part suffit à les faire exécuter sans plus de discours ?

- " J-Je me nomme Sasha Aggran..."

Les mots sortirent de leur gré. La situation m'échappait complètement et je ne savais pas comment je devrais agir contre ça mais, au fond de moi, une douce chaleur émergea lorsque les deux garnements sourirent en montrant toutes leurs dents, contents de ma présentation.

- " ...P-Pourquoi ?" balbutiais-je à contre cœur.

Rien ne faisait sens.

Alors qu'ils auraient du s'incliner avec déférence devant mon éminente personne, me voilà jambes découvertes et plongées dans la rivière où les enfants m'avaient convié, sans que je ne puisse décliner.

Entourée, d'un côté par un garçonnet petit et au faciès écarlate et, de l'autre, par un métis blanc comme neige et animant la conversation, je ne parvenais plus à aligner une seule pensée dans mon esprit.

- " Alors comme ça, tu t'y connais en monstre, qu'est-ce qui t'a poussé une petite princesse dans ton genre à s'intéresser à ces bestioles ?" se renseigna Samaël, examinant la couverture de mon livre et pensant sûrement à mon avertissement sur la rivière.

Mon cerveau ne se remettait toujours pas du déroulement qui se produisait en ce moment-même et, sans réfléchir, mes lèvres avaient bougé toutes seules et raconté la pire chose que je n'aurais jamais du dire.

- " Pouahahaha ! Nan, tu te fiches de nous, là ?" demanda une nouvelle fois Keith entre deux gloussements.

- " Tu te fiches de nous, là ? Tu étudies les monstres juste parce que ton cordonnier est revenu blessé d'un de ces voyages ?"

Rougissant encore plus que le petit garnement à ma rencontre, je me relevais d'un bond, honteuse :

- " Un monstre l'a blessé gravement ! Et ce n'est pas un simple cordonnier, je l'aimais, bande d'imbéciles ! C'était mon premier amour alors oui, c'était important pour moi et non, je ne plaisantais pas !"

- " Son cordonnier !" articula Samaël au milieu de leurs ricanements incessants.

Flügel-Tome IIWhere stories live. Discover now