Lorsque Les Arbres Auront Des Crocs

Chapitre 32 : Un anniversaire creux

Toc toc.

Eil était dans sa chambre à relire ses notes sur le protocole de cérémonie. Ça l'ennuyait à mourir. Elle aurait préféré lire une énième fois ses livres offerts par Pesked. Mais elle n'avait pas trop le choix. Les fiançailles seront annoncées le lendemain et au fil des années elle n'avait accumulé aucune connaissance sur l'étiquette.

-Oui, entrez !

-C'est Trede.

Sa sœur restait sur le seuil de la porte en attendant l'approbation de sa grande sœur.

-Ah oui, je vois ça. Qu'est-ce que tu viens faire là ?

Aucun ton d'agressivité dans sa voix. Tout l'indifférait sauf ses livres et Pesked. Même Ael avait été mis de côté. Elle préférait ne pas trop y penser.

-Kentan m'a dit de venir te voir.

-Pourquoi ?

Eil commençait à s'impatienter. Ses fiches semblaient tout d'un coup plus intéressantes.

-C'est mon anniversaire.

Oups. Elle avait complètement oublié. Kentan lui en voudrait à mort si elle ne lui avait pas préparé quelque chose. Elle attrapa la première chose qui lui passa sous la main et lui tendit.

-Tiens. Joyeux anniversaire.

-Merci. De quoi s'agit-il ?

-De...

Horreur ! Elle venait de lui offrir son livre préféré : Les contes et légendes de Wezenn. Mais c'était déjà trop tard, Trede caressait déjà la couverture. Son visage n'avait beau ne rien montrer, ses mains étaient délicates sur le papier. L'arbre dessiné sur la première page était recouvert par tous ses doigts.

-Il... il ne faudra que tu n'en parles à personne d'accord ? fit Eil, consciente de son erreur. Mère ne serait pas contente que je t'offre ça. Et il faudra que tu y fasses très attention.

Elle reprit le livre des mains de sa sœur. En quelques jours, il était devenu son plus grand trésor. Elle ne pensait pas qu'elle s'en séparerait un jour. Encore moins aussi tôt.

-D'accord.

-Regarde, la première histoire parle de la création du monde. Le monde n'était à l'époque qu'une terre aride où le feu régnait en maître. Mais regarde, les arbres divins ont poussé, ont chassé les flammes et les hommes sont nés de leurs fruits pour protéger la forêt.

-La science ne dit pas...

-Ce sont des légendes Trede. L'objectif n'est pas de dévoiler la vérité ou du moins pas entièrement.

Elle tourna les pages.

-La plupart des histoires parlent de grand feu ou de jours et de nuits sans fin. Souvent ce sont les rois qui trahissent les arbres divins et il y a toujours un petit malin pour sauver le monde. Ma préférée, c'est celle-là. La dernière. Les hommes s'étaient mis en guerre entre eux alors les dieux en colère avaient fait abattre le feu du ciel sur le monde. Pour réconcilier les hommes et protéger la forêt du feu céleste, les arbres divins ont fait naître une nouvelle déesse de leurs sèves : une humaine aux cheveux orange comme les flammes. Ils l'ont appelée Tan. Elle a rassemblé les peuples sous sa coupe et les jours et les nuits ont repris leur cours.

-Tanargwir, tu veux dire ?

-Pardon ?

-Tanargwir. La statue dans le jardin à l'entrée du palais.

Eil voyait vaguement. Elle n'avait pas l'habitude de prendre l'entrée officielle lorsqu'elle sortait en ville.

-Je crois que c'est notre ancêtre. J'ai vu des représentations d'elle dans la salle de cérémonie.

Eil ne savait pas trop quoi répondre. Son personnage préféré de la littérature de Wezenn, son ancêtre ?

-Tu es invitée à venir manger ce soir.

-Pour ton anniversaire ?

-Oui.

-Je peux avoir plus de détails ?

-Lesquels ?

-Je ne sais pas. Qui vient ? Où ?

C'était difficile d'avoir une conversation avec Trede. Question, réponse et c'est tout. La discussion stoppait net si Eil n'en posait pas une nouvelle. Et ce visage inexpressif ! Comme si tout l'indifférait. Parfois il y avait une lueur. Un geste, un mot qui montrait qu'elle était là avec elle. Mais n'était-ce pas dû au hasard ? Ou à une tentative de reproduction de ce qu'elle aurait pu voir autre part ? Jamais une larme, jamais un sourire. Juste ce visage plongé dans le néant total.

-Maman, papa, Kentan, Denall, toi, Pesked,...

-Pesked ? la coupa Eil.

-Oui.

-Mais pourquoi il vient ? demanda Eil au bord de la crise cardiaque.

-Il m'a offert un collier. C'est ce qu'on fait, non ? demanda Trede d'une voix monotone.

-Comment ça, « c'est ce qu'on fait » ?

-Quand quelqu'un est gentil avec nous, on l'invite à son anniversaire, non ?

Voilà ce genre de lueur ! Savait-elle ce que c'était être gentille ? Est-ce qu'avoir ce comportement avec elle l'affectait d'une façon ou d'une autre ? Kentan avait-elle raison de croire à son éveil tardif ?

-Euh... Peut-être... J'en sais rien. Par contre si c'est vraiment tes critères d'invitation je me demande bien ce que je viens faire là-bas...

-Tu m'as envoyé une lettre gentille la semaine dernière.

-Pour m'être excusée d'avoir été méchante. Je ne suis pas certaine que ça compte.

-D'accord. Dans ce cas tu es désinvitée.

-Trede. Ne dis pas n'importe quoi.

-D'accord. Tu es de nouveau invitée à mon anniversaire.

« Elle essaie de comprendre les règles sociales, elle expérimente » Analysa Eil.

-Merci Trede. Alors, comme ça papa est rentré ? Il était où ?

-À Yenbras.

Leur père. Depuis combien temps ne l'avait-elle pas vu ?

-Il m'a manqué, pas toi ? tenta Eil, curieuse d'entendre sa petite sœur s'exprimer.

Celle-ci la regarda avec ses yeux vides sans lui répondre.

-Est ce que... Tu penses à lui parfois ? Tu aurais envie qu'il soit à tes cotés dans ces moments-là ? reformula Eil.

-Oui et non.

Eil fut déçue de sa réponse. Pendant quelques minutes elle avait imaginé que sa sœur était capable d'aimer, d'avoir des désirs, des manques. Il n'y avait pas grand-chose de ce genre dans sa tête visiblement.

Eil, elle, aimait son père. Même si elle ne le voyait que très rarement, c'était à chaque fois une source de bonheur. Il était charismatique et était attentionné avec ses filles lorsqu'il était au palais.

-Bon. On se retrouve où et quand ?

-Dans la salle à manger de la famille royale à 19h30.

Effectivement il y avait bien une salle à manger dédiée à la famille royale. Ils l'utilisaient si peu souvent que Eil en avait complètement oublié l'existence.