Chapitre 16 : Deuil

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Wezenn était en deuil. Les dernières prières, les derniers grands arbres. Eil ne connaissait pas grand-chose à ce sujet. Elle n'avait pas grandi dans la religion, ni même dans les traditions du pays. Pourtant cette loi appuyait sur un point précis de son cœur. Un point qu'elle ne touchait que rarement. Celui de son pays, celui des arbres, celui qui la poussait à s'enfuir de chez elle la nuit pour rejoindre les racines et les cimes.

Le contact avec les arbres lui avait toujours fait du bien. Comme si elle retrouvait une partie d'elle-même. Lorsqu'elle touchait de l'écorce elle avait l'impression d'apprendre à respirer. Elle arrêtait d'étouffer. L'oxygène remplissait enfin ses poumons. C'est donc tout naturellement qu'elle se dirigea vers l'arbre des Dieux. Vers les chants, vers son peuple dont elle voulait faire partie. Elle sauta de branches en branches une fois de plus en faisant bien attention à ne pas se faire remarquer. Tous les gens qu'elle croisait étaient tournés vers l'arbre des Dieux et chantaient cet air si triste. « Les flammes ont embrasé les arbres, Tan tu les as éteint, tu as bercé nos cœur et le monde s'est mis à tourner. » Des paroles qui n'avaient aucun sens pour Eil mais elle se mis à la fredonner elle aussi.

Du haut de son perchoir, Eil regardait tristement les centaines de personnes agenouillées sur le sol, les paumes posées sur l'écorce devant elles. Ils entouraient le plus grand arbre du pays. Bien plus haut que les nuages, aussi grand que le palais. Les prêtres qui exerçaient une profession bientôt interdite touchaient son tronc et déposaient à ses pieds divers paniers de fruits en offrande. Eil admirait cette foule qui s'était rassemblée autour de leur foi. Cette foule qui avait rarement le droit de s'approcher de cet arbre et qui le faisait une dernière fois en toute légalité. Elle regardait ces familles qui chantaient ensemble en se tenant les mains. Quand soudain dans son champ de vision apparue une touffe de cheveux roux.

-Ruz Krapat ? murmura-t-elle pour elle-même.

C'était probable. Même cheveux, même physionomie. Il priait avec des garçons plus jeunes que lui. Sans doute ses petits frères. Eil glissa de sa branche, ravie de pouvoir le croiser de nouveau. Elle traversa la foule assise un peu gênée. Peu habituée aux coutumes, elle avait peur de déranger les croyants. Une fois arrivée à la hauteur du jeune homme qui s'avérait bien être Ruz elle se demanda si elle pouvait se permettre de lui adresser la parole pendant sa prière, avec sa famille en surcroît. Timide, elle se mit à genoux non loin de lui. Elle imita ses voisins, posa ses paumes sur le sol en bois sec et ferma les yeux. Sa posture était maladroite et elle ne savait pas vraiment quoi faire. Chanter ou prier ? Comment prit-on ? Quel message adresser aux arbres ? Eil sentit quelqu'un s'asseoir auprès d'elle. Elle releva la tête et se retrouva nez à nez avec Ruz qui lui souriait.

-Salut, lui murmurât-il.

Sans ajouter un mot il lui montra comment se positionner correctement. Prit ses mains pour les poser plus fermement sur le sol. Eil gardait son regard interrogateur. Elle ne cachait pas son manque de connaissances sur le sujet car elle souhaitait apprendre. La princesse n'avait pas beaucoup d'amis mais elle avait appris une chose à cet instant même. Il fallait savoir se montrer vulnérable en amitié.

-Mon petit frère a appris une prière à l'école, continua de lui murmurer Ruz. Tu veux que je te montre ?

Eil hocha la tête. Au plus profond d'elle, elle souhaitait de tout son être se rapprocher de ces racines. L'odeur des feuilles mortes remplissait ses narines. C'était la saison des aplabétines. Elle sentait leur goût sucré présent dans l'air. Alors qu'elle s'apprêtait à avaler les mots spirituels de Ruz, celui-ci s'arrêta brusquement de sourire. Il fixait le grand tronc sacré et plus précisément un prêtre qui les regardait. Il était jeune, sa robe verte de cérémonie semblait trop grande pour lui. Contrairement à ses collègues, il ne chantait pas, il ne priait pas, ne déposait pas de fruit au pied de l'arbre des dieux. Au milieu de tous ces gens agenouillés il faisait tache à rester ainsi. Debout, à moitié tourné vers la foule, toute son attention tournée vers un point bien précis.

-Je pense qu'on devrait y aller, lui dit Ruz en se levant.

Perplexe, Eil se leva à son tour.

-Je vais te faire découvrir les meilleurs coins de la ville, murmura-t-il.

Ils quittèrent la grande place et tous les croyants qui priaient pour la dernière fois dans la légalité. Eil ne savait pas précisément pourquoi ils devaient partir. Elle lui faisait confiance et s'en voulait déjà de le priver de sa dernière prière adressée aux grands arbres. Les deux amis disparurent dans un tunnel souterrain aussi motivés à s'amuser qu'à fuir le danger.

Lorsque Les Arbres Auront Des CrocsWhere stories live. Discover now