Lorsque Les Arbres Auront Des Crocs

Chapitre 23 : Réfectoire

Eil courait dans le labyrinthe, que personne d'autre ne connaissait, sur les curieux murs du palais, qui dessinaient des chemins devant elle. Direction le quartier des apprentis gardes. Il y avait peu de chance qu'Ael s'y trouve à cette heure-ci, mais elle devait tenter le coup. Sa petite promenade était plus difficile que d'habitude. La lumière du soleil l'empêchait de se dissimuler dans les ombres. Elle se cachait entre les racines, les fleurs et les buissons qui poussaient ici et là, en espérant ne pas se faire repérer. Une chasse à l'homme dans le palais serait malvenue. Elle rechercha pour commencer à travers les fenêtres des dortoirs. À son grand soulagement, il n'y avait personne en train de s'habiller à ce moment-là.

« Si j'en crois la position du soleil, il est environ 14h. Le dernier service des repas doit avoir tout juste commencé ».

Eil se rappelait avoir entendu ses gardes se plaindre de leurs horaires de repas. Trop tôt pour le petit déjeuner et trop tard pour le repas du midi. Elle se dirigea donc vers le réfectoire des gardes. Elle passa de toit en toit, de jardin en jardin et finit par atterrir sur une vitre en verre qui donnait une vue parfaite sur le réfectoire en question. Les gardes mangeaient, se servaient et tout ça dans un boucan monstre. Du haut de son perchoir, Eil entendait les couverts tinter contre les assiettes. Les hommes et les quelques femmes parlaient bruyamment. Elle finit par le repérer. Il venait de se servir et cherchait à présent une place en bougeant sa tête dans tous les sens possibles. Elle finit par se fixer vers une main, qui tentait d'attirer son regard. Il s'agissait lui aussi d'un apprenti garde, comme le reste de la tablée. Eil était soulagée devoir qu'il s'était fait des amis.

« Au moins, ils se tiennent les coudes ».

C'est à ce moment précis qu'un des gardes confirmés lui fit un croche-patte. Il s'étala de tout son long. Le contenu du plateau se déversa sur le sol.

« Par les grands arbres ! Ils ne peuvent pas s'empêcher de se comporter comme des singes !? ».

Solidairement, ses amis apprentis se levèrent prêts à en venir aux mains.

« Ils font deux fois votre taille bande de crétins ! Restez assis et baissez la tête ! »

La situation allait dégénérer. Eil se doutait que ce genre d'évènement devait être presque quotidienne ici, mais son sang ne fit qu'un tour. Elle en avait marre de cette bande de brutes à la virilité excessive à peine voilée, préférant remuer les pectoraux plutôt que de faire leur travail convenablement. Se marier à un chef de guerre ne serait pas de trop en fin de compte. Avec un peu de chance la reine le laisserait réorganiser toute l'armée de Wezenn.

Pour leur défense, ils n'avaient jamais eu l'occasion de faire la guerre ou de réagir à une quelconque menace. « L'endroit parfait pour flâner » devaient-ils se dire entre eux. Eil descendit de son perchoir, atterrit sur le sol et se dirigea vers l'entrée principale du bâtiment, prête à casser deux, trois crânes. Elle passa devant une file qui attendait patiemment de manger. Plusieurs d'entre eux se plaquèrent contre le mur, intimidés par ses iris et ses cheveux sanglants. Eil oubliait souvent qu'elle faisait peur au commun des mortels. Elle traversa le réfectoire d'un pas dur vers la bagarre qui faisait rage à présent. Les gardes se taisaient tous sur son passage, étonnés de voir une princesse en ces lieux. Au cœur de la bagarre elle tira sur quelques cols d'uniformes pour séparer quelques hommes mais il n'y avait qu'une personne qu'elle souhaitait protéger.

-Lâche-le, dit-elle à l'homme qui empoignait fermement le pauvre Ael bien mal en point.

Le garde posa son regard sur la princesse pourpre et se fut suffisant pour qu'il lâche Ael à cause de la surprise. Un silence de mort planait dans le réfectoire bientôt remplacé rapidement par des chuchotements. Ael se tenait douloureusement l'épaule droite et saignait un peu du nez. Il fixait intensément la princesse, sa bouche ouverte avait un aspect comique. Eil regarda les bagarreurs, en particulier les plus âgés, un à un.

-Vous êtes la honte de Wezenn.

« Aaaaah ! Ça fait tellement de bien de le dire à voix haute ! »

-Qu'est-ce qu'il se passe ici ? fit une voix rauque derrière elle.

Un homme grassouillet arrivait dans leur direction. Son grade, symbolisé par deux insignes de feuilles de cerrimier signifiait qu'elle était à présent en face du chef de la garde. Il s'arrêta dès qu'il l'aperçu au centre de la salle. Décidément elle avait un talent fou pour surprendre par sa simple présence aujourd'hui !

-Vous arrivez lorsque la salle est calme mais vous restez à traînasser dans votre bureau lorsqu'il y a un raffut pas possible. Je vois que vous avez le sens des priorités, général.

-Votre... Votre altesse ?

-Vous ferez régner l'ordre ici à compter d'aujourd'hui. Suis-je bien claire ?

Le général resta un instant bouche bée en se demandant s'il avait à suivre les ordres de cette princesse. De n'importe quelle princesse d'ailleurs. Est-ce que seule la reine pouvait lui donner des ordres ou bien le roi aussi ? Zut il ne se rappelait plus.

-Euh... oui votre altesse.

-Si je vois encore un de vos gardes frapper un de nos précieux apprentis vous pouvez dire adieu à votre grade.

Ah bon ? Cette princesse pouvait d'une façon ou d'une autre lui retirer ses feuilles ? La réponse était non, mais ça il ne s'en souvenait plus vraiment.

-Je... je prends note votre altesse !

Eil fit un signe le plus discret possible à Ael pour lui dire de la suivre. Ce signe ne manqua à personne. Ils sortirent tous les deux du réfectoire, Ael à la traîne. Ils s'arrêtèrent dans un coin, entre deux arbres, à l'abri des regards. Ael s'assit contre un des troncs. Il regardait aveuglement ses genoux en retenant ses larmes.

-Vous n'auriez pas dû faire ça.

-Ils te frappaient Ael.

-Une fois de plus une fois de moins, qu'est-ce que ça change ?

-Il ne te frapperont plus.

-Tu ne peux rien faire pour éviter ça.

-Il ne te frapperont plus.

-Je croyais que tu n'avais pas de pouvoir ici.

-Le pouvoir ça se prend.