2006 - Amandine (13 ans)

62 15 0
                                    

Il y a des fois où la vie nous surprend. Si en primaire on m'avait dit qu'un jour Thibault deviendrait mon meilleur ami, je n'y aurais jamais cru. Et pourtant, c'est ce qui est arrivé. Il a gagné en maturité, perdant la stupidité de croire qu'embêter et harceler les gens est une bonne façon de leur montrer de l'intérêt. Et il a gardé la sincérité (ou le manque de tact) qui lui permet de me dire les choses que j'ai besoin d'entendre. Ce manque de tact qui m'autorise moi aussi en retour à me montrer entière. Parce qu'en ce moment, il n'y a bien qu'avec lui que j'arrive à être entière. Et ça me fait réaliser à quel point c'est important pour moi en fait.

Par défaut, je suis secrète : ça me gêne de devoir parler de moi, je préfère éviter. Par contre je peux très vite, en un instant, basculer dans l'extrême opposé, si je m'y sens autorisée. En fait, tout tout ce que ça demande c'est un peu d'intérêt et d'acceptation de l'autre côté. Alors oui je suis secrète : je suppose que peu de personnes me connaissent vraiment, et je ne vais pas aller crier quoi que ce soit sur tous les toits. Mais au fond je ne demande qu'à pouvoir parler, qu'à pouvoir être moi, qu'à pouvoir partager. Je crois vraiment que, les gens que tout le monde connaît, personne ne les connaît vraiment. Je crois que c'est mieux de dire moins à tous et tout à peu, que trop à tous et tout à personne. Je me sens contradictoire, oscillant entre ne rien partager et trop partager. Mais ce n'est pas une contradiction : parce que ne rien partager c'est mieux que partager à moitié, et que partager vraiment c'est presque nécessairement trop partager (plus que le nécessaire en tout cas, parce que, si on y pense, rien n'est vraiment nécessaire). Mais je n'y peux rien si, pour moi, toutes les petites nuances sont nécessaires : je sais qu'elles ne le sont pour personne d'autre, mais pour moi elles le restent et le resteront.

Je ne peux pas parler vraiment si ce n'est pas pour dire le millier de choses que j'ai dans la tête. Et je ne peux pas parler vraiment, parce que j'ai un millier de choses dans la tête qui m'en empêchent. Si je parle à quelqu'un, je vais me poser un millier de question. Déjà je vais me demander pourquoi je suis en train de parler, et pourquoi la personne à qui je parle pense que je suis en train de lui parler, et pourquoi la personne me parle, et est-ce que j'ai une légitimité à lui parler. Ensuite je vais me demander ce qu'on pense de moi, si c'est positif ou pas, si je semble stupide, inintéressante,.... Je vais me demander si ce que je dis arrive de façon normale dans la conversation ou si les gens à qui je parle vont se demander pourquoi diable je leur raconte ça et où je veux en venir et est-ce que je chercher à donner une image particulière de moi. Enfin tout plein plein de choses comme ça qui font qu'au final je ne vais me sentir libre de ne rien dire.

C'est comme si la peur me freinait ; la peur, ou plutôt l'impression d'un interdit. Je sais bien que ma véritable envie est d'être expressive, de me montrer comme je suis, de partager, ... Mais j'ai l'impression qu'il s'agit d'un luxe que je ne peux pas me permettre. C'est pourtant un tel besoin que je le fais sans m'en rendre compte. Je le fais sans m'en rendre compte, et je me sens coupable après. Quand quelqu'un me pose une question et que je sens de l'intérêt, je m'engouffre dans cette brèche et partage beaucoup trop ; pour le regretter ensuite.

Et, quand j'arrive à retenir mes flux verbaux, c'est mon corps qui parle pour moi. On m'a dit que, rien qu'en me voyant de dos en classe, on peut remarquer quand je ne suis pas d'accord avec les profs ou quand je ne comprends pas quelque chose. Les profs disent d'ailleurs que, rien que dans mon regard, on voit que je comprends ce qu'ils sont en train de raconter, et des fois ils me demandent quelle est ma question alors que je n'ai même pas levé la main. Au fond, j'aime que mes pensées se lisent sur mon visage. Dans ces moments où mes émotions se lisent sur ma figure, je me sens vivante, je me sens exister, je me sens présente au moment présent. Mais ensuite je m'en veux de faire ça : de me faire remarquer ou de m'approprier le cours ; de prendre trop de place. Alors je réprime cette part de moi. La plupart du temps je suis ailleurs, perdue dans mes pensées. Ça aussi ça se voit sur mon visage ; que je ne suis plus là. Soit je regarde dans le vague et pense à autre chose, soit j'ai un air désapprobateur ou interrogatif qui montre très clairement que je ne cautionne pas la conversation dans laquelle je me retrouve malgré moi impliquée.

Il paraît que c'est malpoli, ou que c'est égoïste : d'être expressive. Il paraît qu'on doit faire semblant : semblant d'être de bonne humeur quand on ne l'est pas, semblant que les choses ne nous contrarient pas pour ne pas vexer les gens. Et ça me désespère. J'aurais envie d'être égoïste : l'égoïsme de dire ce que je pense, de m'exprimer et m'expliquer, en oubliant les autres. Ça me désespère de vivre dans un monde où l'honnêteté et l'entièreté sont égoïsme. Pourquoi l'honnêteté blesserait-t-elle ? Pourquoi devrait-on faire semblant d'aimer sa coupe de cheveux pour ne pas blesser le coiffeur ? Pourquoi devrait-on faire semblant d'être de bonne humeur pour ne pas plomber l'ambiance ? Pourquoi ne pourrait-on pas vivre chacun en étant soi et que ça dérange pas les autres ? J'aimerais juste me sentir autorisée à ressentir ce que je ressens, et à l'exprimer. Est-ce vraiment trop demander ? Est-ce vraiment une exigence de petite fille pourrie gâtée ? Est-ce vraiment un luxe que je ne suis pas en droit de réclamer ?

On ne naît pas âmes sœurs, on le devientWhere stories live. Discover now