2008 - Armando (15 ans)

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Je suis un raté. Le brevet c'est cette année, et même ça je risque fort de le rater, parti maudit comme je suis. Je n'ai jamais cru à toutes les sornettes du genre « Pour réussir, il suffit de croire en soi », et heureusement, car si c'est vrai et que la réciproque vient avec, je suis fichu. Je ne pense pas vraiment être maudit, pas dans le sens où on m'aurait jeté un sort ou quoi. Non, je sais bien que je ne peux m'en prendre qu'à moi-même si je suis nul. Mais je me sens nul. Pas capable de réussir un petit examen que quatre-vingt pour-cent des gens réussissent pourtant, pas capable de réussir ma vie, pas capable de réussir quoi que ce soit. Je me sens nul.

Je suis nul. Séréna, elle n'aurait jamais voulu s'envoler, si j'avais réussi à mettre suffisamment de couleur et de saveur dans cette cage. Je l'ai prise pour acquise. J'ai considéré comme évident que notre routine et notre sérénité lui convenaient autant qu'à moi, mais peut-être que ce n'était pas le cas. Et, après-tout, peut-être que ce n'est pas le cas pour moi non plus. Peut-être que je me suis illusionné en pensant qu'on peut se satisfaire de la sérénité. Oui, je veux de la stabilité ; c'est certain. Mais peut-être que cette stabilité ne doit pas être synonyme d'ennui. Je pense que j'ai créé de l'ennui, et que c'est pour ça que Séréna est partie. Je ne veux pas de l'ennui. Je voudrais une stabilité colorée. Du changement et des évènements mais au sein d'un cadre rassurant. Des limites au chaos, mais pas seulement des limites ou seulement du chaos.

Je suis un nul. Je n'ai pas fait d'efforts pour Séréna. Je ne fais jamais assez d'efforts. Je suis un nul. Je suis un raté. Je crois qu'au final le pire chez moi, c'est ma paresse. Ça explique que je n'ai aucune ambition. J'ai passé ma vie à me dire que ça ne servait à rien de toujours vouloir faire mieux et être le meilleur. J'ai passé ma vie à détester les gens qui voulaient se dépasser, à trouver ça stérile et prétentieux. C'est pratique comme excuse, n'est-ce pas ? C'est pratique de se donner des justifications pour ne jamais se bouger et pour toujours se contenter du minimum.

Ce qui est drôle, c'est que je ne semble pas du tout paresseux aux yeux de ceux qui me connaissent. Le contraire de la paresse c'est la diligence, et je semble tellement diligent qu'on pourrait s'y tromper. Quand on me donne un devoir à faire par exemple, je suis super zélé. Je vais me mettre à travailler aussi tôt que possible et accomplir la tâche dès que j'en ai l'occasion, si possible en un temps record : j'ai l'air hyper motivé. Mais comme je le disais, il ne faut pas s'y tromper : si je fais ça, c'est justement pour me libérer de ces obligations et être enfin libre de paresser. La perspective de glander a un effet motivateur sur moi : ça ne fait pas de moi un être motivé, au contraire. Honnêtement, ce n'est pas ne rien faire que j'aime, c'est ne rien avoir à faire. Si je n'ai pas fait ce que je devais faire, je ne peux pas me sentir tranquille.

Si la paresse me rend productif, où est le mal dans la paresse ? C'est un peu ce que je me répétais pour me donner bonne conscience, je dois l'avouer. Mais c'était oublier qu'à part les choses que je suis obligée de faire (comme les devoirs par exemple), il y a tout un tas d'autres choses. Des choses que je pourrais faire si je m'en donnais la peine, ou auxquelles je pourrais m'intéresser, ou des buts que je pourrais me fixer. Des choses auxquelles, par paresse, je ne prends pas la peine de m'intéresser. Des choses que je pourrais même certainement aimer, si ça ne venait pas en travers de mon envie de ne rien faire et de ne surtout jamais me lancer de nouveaux défis. Mon oncle dit que le manque d'envie est un symptôme de la dépression.

Mon oncle aime trop la psychologie de comptoir, et je ne prête pas vraiment foi à ses propos. La dépression, c'est une vraie maladie, et je sais que je n'en suis pas atteint. Mais c'est vrai que ma personnalité a quelques tendances dépressives. Sauf que ce n'est pas une maladie : juste ma personnalité. On peut aussi considérer que la tendance à la dépression, ça fait partie de la paresse. Parce que désespérer, c'est abandonner l'espoir ; et la paresse mène naturellement à l'abandon. Et, c'est vrai que pour tout ce qui concerne ma vie, je n'arrive pas à avoir de l'espoir. J'ai l'impression que je suis condamné à être malheureux et déçu de moi-même.

Sauf que, si je m'oublie un instant, quand je ne pense pas à moi-même et à ma propre vie, je suis plutôt une personne qui a de l'espoir et qui voit le côté positif des choses. Par exemple, quand il s'agit de voir le bien en tout le monde et de croire en l'humanité, je suis super fort. Sauf que ça aussi, c'est peut-être juste une excuse pour paresser. Trouver tout le monde gentil, c'est éviter d'avoir à faire trop d'efforts pour pouvoir me considérer comme quelqu'un de bien, vu que j'ai placé la barre un peu bas. Si telle personne, placée dans telles circonstances, va agir d'une façon mauvaise, et que je choisis de juger ça "compréhensible", alors moi en ne faisant rien de mal je suis "vraiment bien". Seule les personnes qui font quelque chose de mal sans raison sont "mauvaises", alors c'est facile de ne pas en faire partie. Reste la question des personnes qui font vraiment des choses bien, qui se résout facilement en les appelant "exceptionnelles" ou "angéliques", vu qu'avec ces mots c'est facile d'accepter de ne pas en faire partie.

Dit comme ça, ça semble vraiment stupide. Mais je pense que ça en dit beaucoup sur moi. Au final, je crois que je suis quelqu'un qui se contente du minimum. Le brevet, je pense que je l'aurai quand même, malgré mes inquiétudes ; c'est un minimum. Mais ce qui est vraiment inquiétant, c'est de savoir que, si je ne fais rien, je risque d'être ce genre de personne toute ma vie : un raté, un paresseux, un lâche. Je me demande si la paresse peut être considérée comme un manque de courage ; s'il y a une qualité dont je n'ai pas un sou, c'est bien le courage. Et je pourrais accepter, à la rigueur, de ne pas être un brave héros, mais je ne peux pas accepter l'idée d'être un paresseux ou un raté.

On ne naît pas âmes sœurs, on le devientWhere stories live. Discover now