On ne naît pas âmes sœurs, on le devient

2003 - Armando (10 ans)

La plus jolie fille du monde est dans mon école. Elle s'appelle Anna, et tout le monde est d'accord pour dire qu'elle est merveilleuse. C'est bien ma veine ! Est-ce que ça n'aurait pas été plus malin de tomber amoureux d'une fille moins jolie ? Au moins, j'aurais peut-être eu mes chances. Mais, avec Anna, ce n'est même pas la peine d'essayer. Malheureusement, l'Amour n'est pas connu pour être malin.

Alors, Anna, je n'ai jamais osé aller lui parler et je n'oserais jamais. Elle est beaucoup trop bien pour moi, Anna. Anna, tout le monde est amoureux d'elle de toute manière ; tout le monde l'adore. Anna c'est des couleurs et du bonheur. Le bonheur que tu ressens quand la maîtresse te désigne comme celui qui aura la chance de tenir la main d'Anna pour se ranger deux par deux. Le bonheur quand Anna sourit à la personne derrière toi et que pendant quelques secondes tu crois que c'est pour toi. Le bonheur quand elle t'adresse la parole pour te demander une cartouche d'encre. Et le bonheur de la voir vivre en arrière plan de ton quotidien, de savoir que des êtres comme elle existent.

Moi, je ne suis que le petit Armando. Armando à qui on demande toujours s'il a sauté une classe, parce qu'il lui manque quelques centimètres par rapport aux autres élèves de CM1. Armando à qui tout le monde taxe des cartouches d'encre parce qu'il est trop gentil pour savoir dire non. Armando qui répond faux juste autant de fois qu'il répond juste. Armando qui est toujours pile dans la moyenne, qui ne se distingue en rien des autres, qui n'est ni un cancre ni un petit génie. Armando qui est juste désespérant de banalité, autant personnellement que scolairement.

Les gens m'aiment bien, je crois. A part pour les cartouches d'encre, ils ne profitent pas de moi ni rien. Ils me trouvent sympa, mais sans plus. Ma présence ne les dérange pas mais mon absence ne les dérangerait pas non plus. Quand je suis là, je me sens intégré mais je sais bien que si je n'étais pas là ça serait absolument pareil pour eux. J'aimerais bien être spécial pour quelqu'un ; que pour au moins une personne je sois formidable. Je ne demande pas à ce que quelqu'un me trouve aussi fantastique que je trouve Anna fantastique. Mais juste que pour au moins une personne je ne sois pas remplaçable.

Mais après tout, je ne peux probablement blâmer que moi-même. Peut-être que, pour qu'on arrête de me trouver banal, il faudrait que j'arrête de l'être. Sauf que si du jour au lendemain j'essayais de changer, je ne me sentirais pas moi-même : j'aurais juste l'impression d'être en train d'essayer de faire mon intéressant. Comme si pour être intéressant j'avais forcément besoin d'être faux. Peut-être que je ne peux pas être à la fois moi-même et intéressant. Peut-être qu'il y a des gens qui sont faits pour être fantastiques et que je n'en fais juste pas partie.