2012 - Armando (19 ans)

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J'ai l'impression qu'en fait je n'ai pas vraiment de contrôle sur ma vie. Je ne sais pas si je crois au destin : pas vraiment, à moitié. J'ai eu mon bac et l'orientation post-bac que je souhaitais, dans laquelle je réussis d'ailleurs plutôt bien, mais ça ne prouve pas pour autant qu'une bonne étoile veille sur moi. Je suis incorrigible. Dès que rien de spécial n'arrive, je me sens comme un raté, et dès que quelque chose de bien arrive, j'ai l'impression de ne pas le mériter. Dans tous les cas, j'ai l'impression que ce qui m'arrive n'est pas quelque chose que j'ai choisi.

Premièrement, je n'ai pas l'impression d'avoir le moindre mérite pour qui je suis et ce je fais aujourd'hui, car j'ai toujours obstinément refusé de construire des rails. J'ai l'impression que je peux faire des choix, mais je suis juste là à attendre que les choix se présentent d'eux-mêmes : comme ça je n'ai qu'à réfléchir et choisir "oui" ou "non". J'attends. Au final, même le graphisme, je n'y avais pas pensé avant que mes parents ne me le suggèrent, c'est fou ! Et tout le monde trouve que c'était vraiment une idée géniale et que j'y ai tout à fait ma place et vraiment du talent, que c'est un choix qui a probablement de l'avenir, que j'ai de quoi être fier de moi : ça me fait juste me sentir encore plus mal. Comme si on me félicitait d'un choix qui n'est pas vraiment le mien : même si au final je sais que c'était quand même le mien vu que ça me plaisait vraiment et qu'il n'y avait rien d'autre qui me tente autant en guise d'orientation.

Deuxièmement, j'ai beau faire des efforts, j'ai toujours l'impression que les résultats sont le fruit de la chance plus que de mes efforts. Au lieu de prendre des résolutions pour la nouvelle année je fais des souhaits. Et c'est absurde parce que ce sont des souhaits qui pourraient aussi bien être des résolutions. C'est juste une question de point de vue. Par exemple, disons que j'espère obtenir avec succès ma première année : de toute façon je vais travailler de mon mieux pour avoir de bonnes notes dans toutes les matières, mais si j'obtiens de bon résultats, je me dirais que j'ai eu de la chance. Dès que j'ai une bonne note je me dis que j'ai eu de la chance, pourtant je ne suis pas du genre à jouer à la roulette russe et ne réviser que la moitié du programme : mais même comme ça il y a toujours un effet de la chance, ça aurait toujours pu tomber sur une question à laquelle je n'aurais pas su comment répondre. Il paraît que la plupart des gens se sentent plus de mérite pour leurs succès que de responsabilité pour leurs échecs. Je trouve ça hypocrite. Je me demande si, moi, je ne me sens pas carrément plus responsable de mes échecs que de mes succès.

Quoi qu'il en soit, je suis là et j'ai vraiment cette impression que la vie est un truc qui va m'arriver, et que je n'ai qu'à attendre. Ça ne veut pas dire que je ne vais pas faire ce que j'ai à faire le moment venu, ou que je ne vais jamais rien faire. Bon, ok, ça veut quand même dire que je ne prends pas beaucoup d'initiatives. Mais en fait ça a plus à voir avec la façon dont j'interprète et ressent les choses, comment je les perçois, qu'avec ma façon d'agir. Je me sens un imposteur. J'ai dix-neuf ans et je ne me sens pas le moins du monde un "adulte". Je voudrais juste m'amuser, ne rien prendre au sérieux, ne pas avoir de responsabilité. Dès que je parle de moi, de mes études ou des projets que je dois mener dans le cadre de mes études, je me sens comme un imposteur. J'ai l'impression de donner l'image d'un gars qui se prend au sérieux, qui se croit doué ou intéressant, qui se croit digne d'admiration. Mais non, pas du tout. Je n'ai pas besoin de me sentir tout puissant : il n'y a rien que je déteste autant que l'égo, que l'envie de se sentir digne d'admiration.

D'ailleurs, ma relation avec Léa a pâti de son admiration. On est restés en bon termes après le lycée, et on prend assez souvent le temps de se voir et de discuter. Sauf qu'elle, elle a choisi d'étudier le droit et elle ne s'y plait vraiment pas. Ce qui ne serait pas un problème en soi (enfin pour elle si, mais pas spécialement pour nôtre relation), si ça ne la conduisait pas à m'admirer. Non seulement j'ai fait un bon choix d'orientation, mais en plus tout ce que je fais pour les cours lui semble fabuleux. Je sens qu'on commence à s'éloigner, et je pense que c'est en parti dû à ce déséquilibre. Je crois qu'être admiré, je trouve ça bien pire que d'être déprécié : j'ai le sentiment que la personne qui m'admire a tort de le faire, et aussi qu'elle ne me reconnaît plus le droit à l'erreur. On se sent seul quand on est admiré. Et en plus, on se sent coupable, même quand on n'y est pour rien, quand la personne en face n'est pas si bien lotie que soi.

Bien entendu, être considéré comme un moins que rien et objet de pitié, ou bien avoir l'impression d'être en demande, ce n'est pas super sympa non plus. Mais pourquoi on devrait choisir seulement entre ces deux options ? Pourquoi tellement de gens ont besoin d'établir un rapport de force ou de prouver quelque chose aux autres ? Pourquoi on ne pourrait pas juste tous se considérer sur un pied d'égalité ? Pas comme si on était tous identiques, mais juste en prenant en compte le fait qu'on a chacun nos propres plus et nos propres moins ; des qualités qui méritent l'admiration et des aspects qui la méritent beaucoup moins. Pourquoi on ne pourrait pas tous se voir les uns les autres comme à la fois capables et vulnérables ? Pourquoi il semble que l'on peut être dans l'oscillation de l'un à l'autre, mais pas de façon stable les deux à la fois ? J'en ai assez que voir mes manques me pousse à me sentir totalement nul sur tous les plans ; mais j'en ai tout autant assez que voir mes quelques réalisations pousse les autre à me considérer comme totalement génial sur tous les plans. Je n'ai pas envie de grandeur, envie de me sentir fier de moi et que les autres soient fiers de moi : j'ai juste envie d'être tranquillement là et de capter les choses qui m'intéresseront. Mais il semble que la vie ne fonctionne pas comme ça. Il semble que tout le monde s'attende à ce qu'on soit toujours actif, à la fois en recherche et en représentation. Il semble que je sois un être étrange, du simple fait de ne pas avoir ces besoins là.

Ma vision de la vie idéale semble très loin de celle de la plupart des gens. Une image qui la représente assez-bien, c'est ma vision de la conversation idéale. Je vois des gens assis à table en train de discuter et moi, je suis là sans être là. Je suis juste à côté, assis sur une chaise longue, en train de lire des articles sur mon téléphone. J'écoute leur conversation d'une oreille, et quand j'ai une question à poser, ou quelque chose de pertinent à dire, je m'incruste pour ajouter mon grain de sel. Quand je n'ai rien à dire, j'écoute quand même d'une oreille et j'analyse ce qu'il peut y avoir à analyser, puis je pars dans mes pensées ou je retourne tranquillement dans ce que je suis en train de faire en parallèle. J'ai tout les avantages d'une conversation et, bonus de taille, aucun des inconvénients : comme je suis officiellement en train de lire, personne ne va venir me solliciter pour me poser des questions et découvrir à quel point je suis inintéressant, ou venir m'angoisser en me parlant de choses auxquelles je ne veux pas penser. Surtout, comme personne ne considère que je participe vraiment à la conversation, donc si je n'ai rien à dire ça ne semble bizarre à personne et je ne suis pas là en train de me sentir exclu et mal à l'aise. Voilà donc ma vision idéale d'une conversation en groupe. Bien entendu, en pratique c'est très rarement possible de s'extraire d'une conversation ainsi sans sembler mal poli, mais, en théorie, ça serait bien. Sauf, qu'en théorie aussi, ça serait impossible : parce que si c'était accepté pour moi, ça devrait l'être pour tout le monde et alors il n'y aurait plus vraiment de conversation à suivre ou à semi-suivre car chacun serait en train de lire dans son coin. Sauf que la question ne se pose pas, vu que de toute façon je semble être le seul à avoir ce genre d'envies.

Tout le monde semble vouloir être exceptionnel, ou au moins vouloir paraître exceptionnel. Moi, je voudrais juste que les gens et la vie arrêtent de me mettre la pression ainsi et m'autorisent à me prélasser et laisser les choses venir à moi. Je voudrais que ma façon d'être, qui au final me convient très bien, ne semble pas si dépréciée ou blâmable aux yeux de tous. Je voudrais ne pas avoir à passer mes journées à me sentir le devoir de la masquer, à faire semblant d'être un être très motivé, plein d'envies et croyant vraiment en l'importance de la moindre petite chose qu'il entreprend. Je suis fatiguée qu'on s'intéresse à moi. Je suis fatigué de faire semblant. Je suis fatigué d'entendre les gens feindre l'intérêt quand je leur parle de tous les projets artistiques que je réalise dans le cadre de mes études, fatigué de devoir feindre en même temps que je crois en leur intérêt et que je crois mériter cet intérêt. Je suis fatigué de devoir choisir entre m'entendre reproché d'être en train de me déprécier quand je relativise mes succès, ou m'entendre parler comme quelqu'un qui n'est pas moi quand je m'oblige à faire semblant de croire en la valeur de mes réalisations. Je ne dis pas que tout ce que je fais est nul ; c'est juste que rien de tout ça n'est de grande importance et que je trouve ça bête et hypocrite de prétendre qu'il en est autrement. La culture du succès et des réalisations personnelles me donne juste envie de vomir ; l'admiration et l'intérêt surjoué me donnent envie de vomir.

On ne naît pas âmes sœurs, on le devientWhere stories live. Discover now