26. L'oublietout n'est pas la solution

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— Tu devrais en prendre un aussi chef, ça te ferait du bien.

Aitsuki sursauta et cligna brusquement plusieurs fois des yeux. Elle était à nouveau derrière son comptoir, dans l'auberge sombre. Du torchon humide dans sa main s'échappaient quelques gouttes de liquide poisseux, l'air autour d'elle était moite et embué par la fumée des pipes enflammées que certains clients utilisaient. Face à elle, Smo attendait son verre. Depuis quand était-il revenu de voyage ? Le lui avait-il dit ?

— Toutes mes excuses, Smo, dit Aitsuki en secouant la tête afin de recouvrer ses esprits. Que voulais-tu ?

— Un oublietout, bien corsé, lui répondit le mage clandestin. Et vue ton expression tu devrais en prendre un aussi.

Il paraissait inquiet, à juste titre. Aitsuki était d'une pâleur rare. Elle ressassait les souvenirs de son déjeuner avec Nox et Hayate. Les nés-morts étaient maudits, rejetés, crains. Hayate et Nox étaient de grands guerriers, terribles, puissants, et mauvais. Plus d'une fois Hayate avait laissé entrevoir cette noirceur sous ce masque joyeux. Il en était d'autant plus terrifiant. Nox avait l'honnêteté d'afficher sa haine du monde, pas Hayate. Aitsuki frissonna, plus elle en apprenait sur les nés-morts, sur elle, moins elle appréciait cette condition. Le mal l'habitait-elle comme il tenait les entrailles d'Hayate ? Deviendrait-elle aussi inhumaine que Nox ? Savoir qu'une partie de son âme était pourrie, et bien dissimulée, comme un démon prêt à agir, la terrifiait.

— Je le pense aussi, murmura-t-elle en songeant que la Lithi, version plus définitive de l'oublietout, serait plus appropriée.

Elle posa le tissu humide devant elle puis se retourna, tendit la main vers une haute étagère, récupéra l'oublietout, puis elle se saisit d'un verre et apporta le tout à Smo avant de le servir.

— Comment s'est déroulé ton voyage ? demanda-t-elle pour changer de sujet.

Smo lui raconta, non sans satisfaction, qu'il avait rendu visite à ses différents créanciers et payé toutes ses dettes. Il était un homme libre, et moins recherché.

— Ma tête était mise à prix du côté de Chora, précisa-t-il alors qu'Aitsuki avait haussé un sourcil interrogateur. Pour pas grand-chose, j'avais parié sur des courses d'orques et peut-être, je dis bien peut-être, que j'ai pu maladroitement mal nourrir l'un des participants.

Aitsuki leva les yeux au ciel. Les courses de Chora étaient célèbres partout dans le monde. Leur renommée dépassait les frontières de l'île et transcendaient les conflits. Les plus mortels ennemis se côtoyaient sans violence lors des grandes célébrations de Chora. La trêve des courses était sacrée. Les bêtes et leurs cavaliers attiraient les foules qui se massaient le long des côtes pour les observer nager et rivaliser de puissance. Aitsuki rêvait du jour où elle verrait l'un de ces évènements de ses propres yeux. Mais le pendant obscur de Chora était sa ligue clandestine, connue de tous, qui contrôlait le marché des paris. Les quelques établissements officiels de paris légaux n'attiraient que peu de joueurs, ceux de la ligue en revanche brassaient des millions. Le marché noir était une tradition bien ancrée. Cependant, les mauvais payeurs risquaient de ne pas quitter l'île vivants. Smo était fou.

— Est-ce que tu as plus d'informations sur... la mort du seigneur ? ajouta le mage clandestin à voix basse. Est-ce que Nox t'a dit quelque chose ?

— Pourquoi Nox me parlerait-il ? demanda vivement la jeune femme en se penchant un peu au-dessus du comptoir.

— Parce qu'il traîne souvent ici, répondit Smo. On le voit tellement qu'on pourrait croire qu'il... Il baissa d'un ton. Qu'il veut s'éloigner un peu des activités officielles de Théa.

NoxOù les histoires vivent. Découvrez maintenant