Chapitre 16

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      Je regarde le sillage que la forteresse imprime dans les vagues, fendant la houle comme une épée prodigieuse. Des dauphins nous suivent en bondissant de toute part, j'aime beaucoup ces animaux rieurs. Je vois depuis ce balcon placé bien plus haut que la plus part des navires se trouvant en poupe de la forteresse, le monde s'affairant sur le port de fortune jouxtant le Domdeur.

      Je suis en fait placée sous l'escalier menant aux installations des navires de tribord ; effectivement, Le Patience étant bien plus grand que la plus part des navires de notre bord, les ingénieurs ont dû rivaliser d'ingéniosité et de constructions métalliques afin de faire en sorte que tout cet assemblage tienne en un seul morceau.

      Le vent iodé vient sécher mes larmes. Je sens l'humidité océanique sur ma peau, se déposant sur mes cheveux d'argent. J'aime ça. Dans ces moments là j'aime me perdre dans la contemplation des vagues et j'oublie le monde qui m'entoure. J'oublie le bruit des remorqueurs, j'oublie les bruits du métal. Les hurlements stridents que pousse le Draisineguerre, assemblage de bateaux fait de tôle et d'acier.

       Mon regard se perd alors sur les ailes d'un magnifique albatros qui nous survole. J'aimerais être un oiseau et pouvoir être libre d'aller où je veux. Être libre de parcourir le monde d'un bout à l'autre. Pouvoir vivre une existence sans attaches, sans toute ces normes qui me blessent.

      Alors que je fais le vide dans ma tête, que je me perds dans le creux des vagues, j'ai l'impression de l'entendre. C'est une mélopée envoûtante que j'entends alors, c'est le chant de l'océan-monde. Celui des vagues et de tout ce qui vie en son sein. Je suis finalement extraite de ma rêverie par un son de cloche répétitif. C'est l'heure du repas.

      Je décide alors de rejoindre le réfectoire le plus proche. M'extrayant de ma cache pour regagner le pont du Draisineguerre, j'émerge non loin de la zone d'amarrage tribord des navires composant la forteresse. Venant m'accouder à un garde-fou, le Domdeur se trouve en face de moi en contrebas, je n'aurais qu'à descendre cet escalier métallique pour le rejoindre. Utilisant passerelles et plates-formes pour rejoindre à bâbord le Memorize. Je songe à Jiuléri j'aimerais lui parler de tout ceci, mais repensant aux mots de grand-mère, je me dirige finalement vers le Fileur.

      Mes grands-parents m'attendaient tout sourire, je les coupe dans une discussion qui semblait être très sérieuse. Le silence qui vient de prendre place entre nous est un peu dérangeant. La table est dressée, des assiettes creuses y trônent déjà, j'imagine donc que grand-mère a fait sa fameuse soupe de bigorneaux. Moi ce que j'aime le plus dans cette soupe ce sont les croûtons de pain qui s'y baignent. C'est en venant prendre place et voyant se baigner des miettes de pains que je repense que nous sommes depuis quelques mois en PlanCReP Rouge-Ardent. Derrière ce nom super rigolo de PlanCReP se cache en fait l'acronyme de Plan de Contrôle des Ressources et des Pénuries.

      Il y a ensuite un code couleur indiquant la gravité du manque de ressource ; vert, jaune, orange, rouge, rouge-vif, rouge-ardent et noir. Parce que ces quelques miettes flottantes me font penser au pain, je me remémore les cours que nous avions eu sur le PlanCReP avec le professeur Gordon quelques mois avant sa subite disparition. « Le Plan de Contrôle des Ressources et des Pénuries ou PlanCReP a pour but de contrôler et rationner les ressources à notre bord, car il est parfois difficile de s'approvisionner correctement en fonction de notre position ».

       Détaillant les codes couleurs en prenant pour exemple le pain. En temps normal n'importe quel occupant de la forteresse a le droit à un pain par jour, mais lorsque se déclenche le code vert, cela passe à un demi pain par jour. Le code jaune réduit la ration à un pain tous les trois jours, le orange à un demi pain tous les trois jours. Puis nous entrons dans la pénurie avec les trois codes de rationnement plus stricts, le premier étant le rouge réduisant la consommation drastiquement à un pain par semaine. Le rouge-vif le réduit à un demi pain par semaine et le rouge-ardent que nous avons atteint sous le joug duquel nous sommes réduit à la consommation d'un pain par mois. Enfin, si tout cela ne suffit pas, nous passons en code noir qui est l'interdiction pure et simple de la consommation du produit en question.

      Repenser à mes cours m'aide à ne plus penser à autre chose et finalement c'est avec plaisir que je savoure ma soupe. Ses miettes de pain voguant comme autant d'esquifs essayant de rester à la surface des flots. Je reprends finalement le sourire en me disant que malgré tous les secrets et les non-dits, la vie ici n'est pas si mal que ça. Yasminat a raison et je me dis honteusement que j'ai eu tord de m'enfuir en courant comme une voleuse de son navire. En me voyant sourire, finalement, ma bonne humeur semble être contagieuse et mes grands-parents me rendent mon sourire.


— Je m'excuse, dis-je simplement en regardant tour à tour mon grand père puis ma grande mère, je suis désolé de vous avoir fait du soucis.

— C'est normal de se poser des questions, répond grand-père en mangeant bruyamment, c'est ta curiosité qui fera de toi une grande exploratrice.

— Ou une grande commandante, réplique alors grand-mère en souriant, je te signale qu'elle fera aussi un stage avec moi.

— On a encore le temps pour parler des stages, dis-je simplement.

— Notre petite fille prompt à retourner le navire pour découvrir un secret est subitement bien sage, dit grand-mère en rigolant, finalement cette histoire t'aura peut-être servie de leçon

— Je pense. Apprendre ces choses m'a aidé à y voir plus clair sur la vie, au final je ne sais rien et je dois encore apprendre.

— C'est bien sage. En parlant d'apprendre, vous reprendrez les cours dans quatre jours. Il faut laisser le temps à Yasminat de bien s'installer avant qu'elle puisse commencer à vous prodiguer vos cours.

— C'est génial. Grand-mère, vous allez faire quoi pour les autres enfants ? Je pense qu'il faut leur révéler l'existence de ces calamités, ils doivent savoir que c'est la vérité, ce que sont ces choses.

— Je suis contre cette idée, parce que ça ne concerne pas seulement les enfants comme je te l'ai déjà expliqué, mais le comité de commandement a demandé à se réunir. On va y réfléchir sérieusement, il est certain que nous devons faire quelque chose à ce propos.

L'Océan-Monde [TERMINE]Kde žijí příběhy. Začni objevovat