18. Désinhibée

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Lorsque la première course démarre, c'est comme si, pendant un temps infini, le monde tournait soudain au ralenti sous mes pupilles dilatées. Les hurlements de la foule s'estompent et le grondement des moteurs s'efface, ne laissant place qu'au silence autour de mon esprit embrumé par l'alcool.

Élise ne bouge plus, les mains en coupe sur ses lèvres gercées dans un cri muet. Son corps maigrelet collé au mien dégage tellement de chaleur qu'il en perce la couche de cuir de mon trench-coat, alourdissant les vertiges qui m'assaillent. Le mélange amer des médicaments mélangés à l'acidité de mon estomac vide tourne dangereusement. Le goût de la bile me fait saliver et j'avale une nouvelle lampée pour chasser le dégoût que ça me procure.

Les pneus des bolides rendus flou par la vitesse de rotation ne sont plus qu'une fine ligne verticale sur le bitume, alimentés par les néons fixés aux bas de caisse rabaissés. Même les lignes des emplacements de parkings n'existent plus. Seule la musique me parvient encore, une mélodie latine rythmée ayant remplacée la voix sèche d'un de mes rappeurs préférés.

Et soudain, tout reprend sa place. Si fort et si vite que je dois m'appuyer sur ma cousine pour ne pas flancher. Elle n'a rien remarqué. Les yeux pétillants, elle hurle de joie en voyant son favori prendre la tête sur les trois autres participants. Le parking est immense, pourtant j'ai l'impression qu'ils pourraient en faire le tour avant que je n'ai fini ma nouvelle cigarette.

J'ai déjà bien entamé mon paquet, je devrai me calmer mais l'alcool renforce mon envie de fumer. Clairement, je ne fais aucun effort pour économiser mes poumons. Pire, je fume comme si je pouvais en trouver de nouveaux au magasin demain matin.

— T'as vu ça !

Je pouffe devant son air fier, comme si elle sponsorisait l'événement.

Lorsque, trois minutes plus tard, la camaro grise de son poulin franchit la ligne d'arrivée, elle explose et saute dans tous les sens en m'entrainant avec elle. La vodka m'ayant totalement désinhibée, l'idée qu'on puisse se ridiculiser à la vue de tout le monde me passe au-dessus de la tête et je la laisse m'entraîner dans une valse bancale. Là, au milieu d'un parking crasseux d'un centre commercial, on danse sans arrêter de rire, sans se soucier du regard des autres ou même de la pluie qui commence à tomber.

Et chaque fois qu'elle me fait tournoyer, chaque fois qu'elle joint ses doigts aux miens, j'éprouve une sensation de liberté. Je me sens légère.

Élise ne cesse de sourire, me fait un clin d'œil en me lâchant pour tourner sur elle-même et j'explose de rire lorsqu'elle attrape un inconnu pour l'entraîner dans sa danse. Je me recule, à bout de souffle et les joues rendues douloureuses par la joie. Mais mon sourire disparaît aussitôt que je relève les yeux.

À une dizaine de mètres de là, deux yeux couleur soleil me transpercent.

Ellias est là, posé sur le capot d'une Dodge Challenger aussi sombre que la nuit. J'ai beau le voir jouer avec ses clés, j'ai du mal à croire que le mec qui prenait le taxi une semaine plus tôt en soit l'heureux propriétaire. Son rictus narquois s'agrandit en me voyant observer les lignes de la carrosserie.

Depuis quand les gangsters gagnent aussi bien leurs vies ?

Je relève les yeux pour voir les siens parcourir lentement mon corps avant qu'il ne secoue la tête en serrant la mâchoire. Même d'ici, je peux clairement voir les muscles s'agiter sous sa peau.

Je suis tellement concentrée à l'observer que j'en occulte le décor, du moins jusqu'à ce que la femme magnifique à ses côtés ne se penche à son oreille. Je me pince les lèvres en détournant le regard.

Une deuxième course succède la première, suivie d'une troisième et j'en perd le fil. J'essaye de ne plus le regarder mais je sens mon corps brûler sous ses iris perçantes. Mais il faut croire qu'essayer d'ignorer le membre d'un gang puissant relève du miracle, encore plus lorsque les gens autours n'ont de cesse d'en parler.

— Tu crois que les Égarés vont courir ce soir ?

— Laisse tomber, le Damné est indétrônable...

— Dangereux ou pas, j'en ferais bien mon quatre heure.

Je crois que je vais devenir folle si je reste là.

Par chance, Élise délaisse vite son envie de rallye pour une nouvelle activité. La danse. Ennuyée par son nouveau partenaire et voyant que je m'apprête à finir la bouteille sans rien lui laisser, elle m'attrape par le bras, s'empare de la vodka qu'elle finit à grande lampée et m'entraîne à sa suite vers un cercle imposant qui continue de se créer entre les voitures DJ.

À peine y ai-je mis un pied que j'ai l'impression d'être en boîte, le tout sans toit et sous une douce pluie. Et je ne sais pas si c'est moi ou la vodka, mais j'y plonge tête la première. Pas de barre, pas de clients. Juste la musique et moi.

Mes hanches ondulent et mes talons frappent le béton au rythme des notes langoureuses. Mon esprit s'échappe, mon cerveau se met en veille et je me lâche. Je danse avec Élise, seule ou avec des inconnus.

Je me sens tellement bien que j'en ai plus rien à foutre.

Les visages sont flous, je ne sais pas qui est qui mais je retrouve enfin ce plaisir perdu. Le plaisir de danser pour moi.

Mes cheveux lissés pour la soirée volent au gré du vent, alourdis par les gouttelettes d'eau qui s'y déposent. Ma jupe trop courte remonte sur le haut de mes cuisses alors que j'ondule du bassin sur un parfait inconnu. Élise me rattrape, se joint à ma danse en entraînant la femme qui se tenait près d'Ellias et j'en oublie totalement mon pincement de jalousie.

On danse.

À deux, seules et même à quatre sous le ciel froid de Brooklyn.

Et chaque fois que j'ai froid, les mains sur ma taille me réchauffent. Entre les mains baladeuses de cet inconnu devenu mon partenaire de débauche, je bois ce qu'on me propose, fume ce qu'on m'offre. Jusqu'à ce que le monde se mette enfin à tourner dans le bon sens.

Et lorsque sa langue se faufile dans ma bouche, je ne le repousse pas.

Je me colle encore plus à lui, à la recherche de cette chaleur qui me manque tant. Sous la musique, il m'entraîne à l'écart et je le suis en parvenant tant bien que mal à mettre un pied devant l'autre. Je n'hésite même pas en descendant les marches qui mènent au parking souterrain du centre commercial.

J'ai chaud et pourtant je meurs de froid.

Sous la lumière grésillante des plafonds, il me colle sans ménagement contre les murs couverts de tags pour emprisonner ma bouche gonflée. Ses mains soulèvent ma jupe pour empoigner l'arrière de mes cuisses et je me crispe en me souvenant de la sensation des mains fermes d'Ellias sur ma peau.

Ça n'a pas le même goût.

Ni le même attrait.

Mon cerveau se réveille, mon cœur supplie mon corps de le rejeter mais j'ai envie de combler ce trou dans ma poitrine, ne serait-ce qu'un instant. Tant pis pour les regrets.

Il se presse contre moi avec force, soulevant toujours plus ma jupe et je ferme les yeux pour ne plus penser à ce que je m'apprête à faire. À travers sa poche, je peux sentir les contours du préservatif.

Et soudain, plus rien.

Juste un courant d'air glacé.

Je soulève mes paupières lourdes pour découvrir l'inconnu les fesses au sol, soulevé par le col de sa veste comme s'il n'était qu'un vulgaire pantin. Et derrière lui, nous surplombant de toute sa hauteur, le Damné. Les yeux plissés en fines lignes furieuses, il m'adresse un sourire à en faire frissonner les morts.

— Si t'avais envie de t'envoyer en l'air, t'avais qu'à demander Baby Doll. 

Pari MortelWhere stories live. Discover now