5. Tout est dans la prononciation

33 12 27
                                    

Mon pied tressaute sur mon tabouret alors que j'attends, depuis dix bonnes minutes maintenant, que le barman cesse de papoter pour faire enfin son travail. Me servir à boire donc.

Entre le vent glacé du soir printanier qui s'engouffre par la porte du bar grande ouverte et les imbéciles dans mon dos ayant transformé l'allée en piste de danse, ma patience s'amenuise très vite. Encore plus lorsque les imbéciles en question passent leur temps à renverser l'alcool de leur verre sur ma veste. Le tout sous couvert de sourires faussement désolés et de plusieurs tentatives de dragues minables.

J'aurais pu aller au Heaven's pour picoler, surtout que j'ai encore une paye à réclamer, mais je n'ai pas la force d'entendre qui que ce soit m'appeler par mon nom de scène. Surtout aujourd'hui.

Du bout des ongles, je m'amuse à faire tourner ma paille dans le fond de mon verre vide en lançant des regards noirs au propriétaire des lieux, lequel trouve visiblement plus intéressant de débattre politique que de se faire du fric. L'envie de lui jeter mon paquet de clope chiffonné à la tête me traverse l'esprit lorsque j'échoue une nouvelle fois à attirer son attention. Même l'énorme tête de sanglier épinglée au mur du bar semble se foutre ouvertement de ma gueule.

Le tabouret vide à ma droite se rapproche d'un bond, cogne contre le mien et, le temps d'un clignement d'yeux, un ivrogne s'y assoit en me lançant son meilleur clin d'œil. Il rote et son haleine de whisky me fait plisser le nez.

— On vous a déjà dit que vous étiez charmante ? lance-t-il entre deux hoquets.

C'est le pompon.

— Mon grand-père me le dit souvent, vu votre âge vous l'avez peut-être déjà croisé à la maison de retraite.

Est-ce que j'ai un grand-père ? Non. Est-ce que ce type est assez vieux pour l'être ? Sans aucun doute.

Il me sourit, pas du tout décontenancé par ma réponse placide, et ses lèvres fripées révèlent le peu de dents qui s'accrochent avec désespoir à ses gencives. Ses mains vieillies par le travail frappent le bar dans un rire silencieux. Il n'en faut pas plus au barman pour sortir une bière du frigo et lui faire glisser sans un regard.

— Excusez-moi ! tenté-je de nouveau.

Aucune réponse. Soit je suis invisible, soit il n'apprécie pas que la gente féminine ait daigné mettre un pied dans son café miteux. Ou bien me voir compter mes pauvres pièces tout à l'heure lui a passé l'envie de me considérer comme une cliente. Fort probable.

Je soupire, coincée entre le vieux qui continue de déblatérer ses conneries et mon état de sobriété encore trop avancé.

— L'amour n'est qu'un chiffre ma belle.
— Et la prison, un détail, rétorqué-je avec agacement.

Il s'esclaffe de nouveau avant de passer un bras sur mes épaules d'un air complice. Il sent la transpiration à plein nez alors qu'il me susurre à l'oreille, ses lèvres plaquées contre les anneaux noirs qui l'ornent.

Ça me dégoûte.

— Pourquoi, t'as quel âge ?
— 13 ans.
— Impossible. Pas avec une telle paire de-

Il n'a pas la chance de finir sa phrase, heureusement. Son bras glisse sur mes épaules et il tombe à la renverse, son tabouret percuté par un danseur trop déterminé. Sa tête heurte le sol dans un fracas qui, même moi, me pétrifie.

Si quelqu'un doit passer l'arme à gauche ce soir, c'est moi, pas lui.

Pour ne rien arranger, sa bière a suivi le même chemin, aspergeant ses fringues et les pompes du pauvre type qui vient d'arriver et qui n'avait rien demandé. Le silence se répand aussi rapidement que la flaque sous les rangers en cuir de l'inconnu. Seule cette stupide musique de cow-boys résonne encore dans la pièce.

Je me désintéresse de la scène pour reporter mon attention sur le serveur.
Le vieux n'est pas mort mais mon verre est toujours vide. Et il ne risque pas de se remplir de lui-même.

— Eh, ce serait possible d'être enfin servie ? l'interpellé-je d'un ton sec.

Mais cet idiot reste mué, le regard figé dans mon dos et la bouche grande ouverte dans une invitation à gober les mouches.

Je n'ai jamais frappé personne – James ne compte pas – mais là, tout de suite, c'est pas l'envie qui me manque.

— Eh ooh !

J'agite la main devant mon visage fatigué, histoire de vérifier si je ne suis bel et bien pas devenue invisible lorsqu'une voix, rauque m'en faire dresser les cheveux sur la tête, brise enfin le silence pesant.

— Elle t'a demandé de la servir.

Et par je ne sais quelle magie farfelue, en moins de trente secondes, un verre est abattu sous mes yeux par des doigts tremblants. Je fixe d'un œil critique le liquide servi à la va-vite qui déborde sur le comptoir alors que, pour la énième fois ce soir, le tabouret à mes côtés laisse place à une présence non désirée.

Je ne lui accorde même pas un semblant de regard, occupée à grimacer sur le verre infâme et même pas rincé qu'on vient de me servir. J'ignore ce qui, de l'aspect ou de l'odeur, me fait le moins envie.

Ok, j'ai pas un rond. Mais quand même, merde.

— J'ai pas l'impression que ce soit ce que tu voulais.

Cette fois, je tourne la tête dans sa direction.

Deux iris d'un mordoré glacé, presque irréel, me foudroient sur mon siège. L'espace d'une seconde, je me sens comme une proie devant son prédateur.

Comme le petit chaperon rouge dans la gueule du grand méchant loup.

Son visage n'exprime rien d'autre qu'un sourire malicieux qui ne remonte pas jusqu'à ses yeux alors qu'il trace d'un geste mécanique la cicatrice qui lui barre la pommette gauche pour remonter jusque sous son œil droit.
J'ai toutes les peines du monde à secouer la tête en guise de réponse et son sourire s'accentue un peu plus, dévoilant deux fossettes parfaitement symétriques.

— Laisse-moi t'offrir autre chose alors.

Et avant que je ne puisse répondre quoi que ce soit, il commande deux cocktails au nom étrange au barman qui n'a toujours pas bougé.

— Si j'avais su que t'étais de passage en ville, je t'aurais mieux accueilli Ell'.

Il y a quelque chose de déstabilisant dans la façon de parler du tenancier, comme s'il y avait tout un monde entre ce qu'il dit et ce qu'il prononce. Et lorsqu'il répète une deuxième fois le prénom de cet inconnu sorti de nul part, je comprends ce qui me dérange. Dans sa bouche pâteuse, Ell' se transforme en Hell. Comme s'il avait face à lui, l'enfer personnifié.

— Oh, mais je ne suis pas que de passage. Cette fois, je suis là pour rester.

Pari MortelΌπου ζουν οι ιστορίες. Ανακάλυψε τώρα