2. Nerfs à vifs

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En ouvrant les yeux au petit matin, réveillée en panique par l'alarme de mon téléphone, c'est à peine si je me souviens comment je suis rentrée. Mes yeux me brûlent, les cils alourdis et collés par le mascara que je n'ai pas pris la peine d'enlever, et le parquet de ma chambre tangue comme si j'avais embarqué sur le Titanic au mauvais moment.

J'essaye de me redresser, assaillie par une migraine presque familière maintenant. Mes membres sont enguourdis lorsque je gagne le bord du lit pour abattre ma main sur l'appareil qui continue de hurler.

Et comme si ma vie n'était pas assez naze comme ça, mes doigts claquent contre le bord de l'écran avec une force incontrôlée, le faisant dégringoler de la table de nuit dans un fracas pas possible. Je serre les dents en le regardant s'éloigner sur les planches à force de vibrer et dois faire preuve d'un courage monstre pour me décider à me lever pour le récupérer.

Non sans surprise, l'écran est fissuré de partout, le choc a eu raison du tactile puisque je ne parviens même pas à le déverrouiller pour couper l'alarme ni à voir l'amont de notification incompréhensible qui défile. À l'étage du dessous, mon voisin pète déjà les plombs à grands coups d'insultes et de balai frappé au plafond, réveillé bien avant moi par ce stupide réveil que je n'entends jamais tout de suite. Et il déjà onze heures du matin.

Quelle idiote.

À bout de nerfs, j'essaye encore d'éteindre cet engin de malheur avant de l'envoyer rejoindre le fond du carton qui me sert d'armoire. Coincé sous une pile de fringues, on l'entend déjà moins brailler. Il finira bien par s'éteindre un jour ou l'autre. Sinon, avec un peu de chance, il explosera et foutera le feu au bâtiment. M'enfin, on peut toujours espérer.

J'ai beau être en retard, comme d'habitude, je prends quand même le temps de traîner sous la douche. L'eau chaude sur mes épaules tendues me fait un bien fou. Les douches du lendemain de cuite sont vraiment les meilleures. C'est comme si le jet purifiait tous mes péchés.

Le miroir de la salle de bain me renvoie l'image de mon corps couvert de bleus en sortant de la cabine de douche. J'ai beau faire de là pôle depuis des années, mon corps continue de marquer facilement contre la barre. J'essuie le peu de buée encore accroché à la vitre pour me maquiller, croisant le reflet de mes yeux désabusés et mes joues creuses. Je lâche l'affaire, soupire et enferme mes cheveux encore trempés dans un chignon bancal avant d'ouvrir le meuble. Mon image disparaît, remplacée par une armée de flacons aux couleurs dépareillées. Antidépresseurs, anxiolytiques, narcotiques, vitamines...

Je ne regarde même plus ce que j'avale à force. Mon corps s'empare machinalement de ce qu'il lui faut pour la journée et je fais passer le tout en buvant directement de l'eau au robinet du lavabo.

Un peu plus réveillée cette fois, je me dépêche d'enfiler les premiers vêtements qui me tombe sous la main, le tout en me brossant les dents pour gagner du temps. Moins d'une heure après mon réveil brutal, me voilà enfin prête à quitter ma tanière pour aller en cours. Lesquels ont déjà commencé depuis un moment.

Et comme tous les jours, je vais me faire allumer par ma prof'.

J'enfile mes pompes en vitesse, attrape mes clés et traverse l'espace minuscule de l'appartement. Il est à mon image, vide. Les cartons non déballés traînent ici et là, comme si je venais d'arriver alors que je repousse juste l'effort depuis des mois. Mon genou cogne contre le placard de la cuisine en attrapant mon redbull habituel et je grimace en sortant de chez moi, la tête en vrac, le maquillage hasardeux et l'envie de retourner sous la couette.

Et alors que je pensais que la journée ne pouvait pas commencer pire que ça, j'ai à peine le temps d'ouvrir la porte de l'appartement que la voix de mon propriétaire retentit dans la cage d'escalier miteuse. L'idée de le croiser de si bon matin me retourne l'estomac et je m'empresse de gagner l'étage du dessus en espérant ne pas me faire remarquer.

J'essaye de calculer vite fait les mois de loyers que je lui dois encore en me mordant les joues.
Tu vas finir à la rue plus vite que prévu ma pauvre fille.

Je n'ai même pas le courage de l'affronter aujourd'hui. Pourtant, lorsque ses pas lourds s'arrêtent devant ma porte et que sa grosse voix fait trembler les murs à peine plus épais qu'une feuille de papier, je sais que je ne vais pas y couper aujourd'hui.

— Je sais que vous êtes là Mademoiselle Jones. Je vous ai vu monter en courant, grince-t-il d'un ton sourd.

Merde.

J'hésite, tiraillée entre assumer et faire la morte. Avec un peu de chance, il finira par se lasser et me foutre la paix. En bas, il jure et tape du pied, à bout de patience.

— J'ai tout mon temps surtout.

Je ferme les yeux, baignée dans l'obscurité du couloir. La main fermée sur la lanière de mon sac. Finalement, à pas feutrés, je décide de redescendre, tête baissée comme une gamine prise en flag. Le sourire de mon proprio' ne se fait pas attendre, rageur et plein de colère contenue. L'envie de m'écharper à coup de courrier de relance brille dans son regard menaçant en me voyant arriver à sa hauteur. Même son torse se soulève à un rythme chaotique, si bien que, je m'attends à le voir faire une crise cardiaque à tout moment.

J'avoue que, là tout de suite, ça m'arrangerait.

Ma bouche s'assèche et mes mains deviennent moites alors qu'il sort un long papier de sa poche arrière pour me le brandir sous le nez.

— Vous savez ce que c'est ça ? me demande-t-il avec une joie non dissimulée.

Mon visage se décompose devant les lettres qui dansent sur la feuille, rouges et majuscules.
J'ai l'impression qu'à tout moment, je risque de gerber mes antidépresseurs sur son infâme chemise rayée.

Il continue, accentuant les mots avec lenteur pour laisser le temps à mon esprit détraqué de les imprimer au fer rouge. Mon cœur fait un salto, ma vision se trouble devant la catastrophe imminente.

— Un avis d'expulsion. Vous comprenez n'est-ce pas ? Fini de squatter gratuitement ici, je vous fous enfin dehors.

J'entends difficilement ce qui traverse sa bouche tant mon cœur bat à mes oreilles. C'est à peine si je me sens répondre d'une voix blanche.

— J'ai combien de temps ?
— Le serrurier vient ce soir. Si vous n'êtes pas partie d'ici là, c'est la police qui viendra vous déloger comme la vermine que vous êtes.
— Mais la loi...
— Quand vous aurez assez d'argent pour vous payer les services d'un avocat, vous pourrez me parler de loi. En attendant c'est comme ça. Estimez-vous heureuse que je ne vous aie pas viré au pied de biche depuis longtemps.

J'ai l'impression qu'il m'achève à chaque nouvelle parole.

— Et-Et mes affaires ? Je fais comment pour...
— C'est pas mon problème, me coupe l'homme d'une grosse voix. Soit vous trouvez une solution, soit je fous tout sur le trottoir.

La panique m'assaille. J'ai envie de le supplier, de lui promettre une avance que je ne toucherai pas maintenant, de lui dire que je n'ai nulle part où aller, même s'il n'en a rien à cirer.

Je voudrais que la terre m'avale tout entière, là maintenant.
Au lieu de ça, je reste les bras ballants à l'écouter me traiter de nuisible jusqu'à ce que ça le soulage, à acquiescer comme un robot sous ses reproches mérités.

Et lorsqu'il me laisse enfin pour claquer la porte du bâtiment et démarrer en trombe dans sa Mercedes flambant neuve, je me laisse tomber contre ma porte sans parvenir à m'arrêter de trembler. Les vannes s'ouvrent,  les larmes ruissellent sur mes joues froides alors que mes plaintes saccadées et pitoyables emplissent l'immeuble. Mon voisin du dessous entre-ouvre la porte pour me hurler de la fermer et la lumière du couloir s'éteint, me laissant dans le noir le plus total.

J'ai dix-neuf ans et pas un rond.
J'ai dix-neuf ans et aucune épaule sur laquelle pleurer.
J'ai dix-neuf ans et je ne rêve que de m'en aller.

Pari MortelWhere stories live. Discover now