4. L'effet papillon

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La mort dans l'âme, roulée en boule sur la banquette arrière du bus et le front cognant avec lassitude contre la fenêtre, j'essaye tant bien que mal de retenir ma voix. Les dents serrées à m'en détruire la mâchoire, j'imagine un instant la tête des autres passagers si je me mettais à hurler à pleins poumons, là, maintenant, en pleine journée.

On me prendrait pour une folle, sans le moindre doute. Pourtant c'est tout ce que j'ai envie de faire. Hurler. Hurler à m'en briser les cordes vocales. Hurler ma rage, mon chagrin et mon ras-le-bol au visage de qui voudrait bien l'entendre.

Je repense à l'expression à peine surprise du directeur lorsque je lui ai annoncé que j'arrêtais, au visage de la secrétaire qui m'a croisée dans le couloir, fuyant à toutes jambes sans attendre la moindre réponse.

Je ressasse cette matinée pourrie, ces regards de travers, ces insultes à la fois gratuites et justifiées.

Et j'entends inlassablement, cette voix dans ma boîte crânienne. Ma voix, comme sortie du miroir pour m'atterrir en pleine tronche.

Sale. Stupide. Moins que rien.
Juste un déchet bon à jeter dans le ravin.

Le bus se stoppe d'un coup sec, pilant lorsque, par habitude, j'appuie avec brusquerie sur le bouton pour demander à descendre à l'arrêt habituel. Je manque de dégringoler de mon siège en me mordant la langue et mon casque glisse de mes oreilles pour atterrir sous les pieds de mon voisin de devant. Il me le tend avec agacement en me voyant me lever pour me planter, droite comme I, devant sa rangée et je le remercie à peine avant de sortir du transport sous les relances pressées du conducteur.

Et une fois dehors, je marche encore par automatisme jusqu'à chez moi, entendant à peine la musique assourdissante dans mes oreilles. Faisant à peine attention aux passants qui me bousculent dans leur course, aux vélos qui s'énervent en me voyant marcher sur leurs bandes pour éviter les foules.

Et je prête encore moins d'importance aux paysages que je ne vois plus vraiment depuis des lustres.

Aux façades de briques rouges, à tous ces graffitis que j'avais l'habitude de prendre en photo, à ces ruelles malfamées qui sentent le cannabis ou encore aux vitrines des magasins protégées par des grilles.

Mon champ de vision s'est rétréci, obscurci par un brouillard en perpétuelle augmentation. De ces cartes de visites où, petite, j'aimais admirer Brooklyn et ses paysages, il ne reste rien de plus que le point de vue d'une soi-disant adulte au bord du drame.

Si on me demandait d'illustrer ma vie aujourd'hui, je dirais que ce n'est qu'une vaste blague. Encore plus lorsque, en arrivant au bas de mon immeuble délabré, la première chose qui attire mon regard c'est la Mercedes rouge de mon bientôt ex-proprio'.

Faut dire que les loyers coûtent une blinde, même les plus malfamés.

— Putain, soufflé-je.

Je m'arrête net pour sortir mon paquet de clopes de ma veste en cuir. Une dizaine de cigarettes se disputent l'espace au fond de ma boîte de trente, à peu près de quoi tenir jusqu'à demain, pas plus. Je porte l'une d'elle à mes lèvres et l'allume sans attendre, occupée d'une autre main à compter ce qui me reste dans l'autre poche. Mon patron ne m'a, comme d'habitude, pas filé ma paie à temps, il me reste quasiment que dalle et mon prochain service est dans deux jours. Je pourrai tout aussi bien me pointer au Heaven's ce soir mais à quoi bon, je passe déjà une sale journée sans avoir besoin d'en rajouter avec la tête de Simon.

J'expire la fumée de cigarette en observant d'un œil critique le peu de gaz que possède encore mon briquet avant de voir une camionnette se garer en travers du trottoir. Pas besoin d'être diplômée d'Harvard pour deviner qui est le type qui en descend, armé d'une caisse à outils, pour serrer la main de mon proprio' sorti de l'immeuble, tout sourire. Le serrurier.

— Et dire que j'avais jusqu'à ce soir, pouffé-je mollement.

Je tourne les talons, peu désireuse de réfléchir à la situation pour l'instant. À vrai dire, je n'en ai pas le courage et le rire nerveux qui s'échappe de ma bouche menace à tout moment de se transformer en crise d'hystérie. Je jette un regard en biais à l'horloge géante qui orne le dessus de la pharmacie presque délabrée d'en face, septique. 16 h 37.

Je n'ai rien fait de la journée et pourtant elle est passée à une vitesse folle.

Est-ce qu'on peut dire que c'est une bonne heure pour noyer ses problèmes au fond d'une bouteille de vodka ?
Ou pour se noyer tout court ?

Je reste figée, comme une idiote, à attendre de voir mes affaires voler par la fenêtre du troisième étage, oscillant entre l'envie d'aller récupérer le peu auquel je tiens encore et l'idée tentatrice d'aller me bourrer la gueule sur l'un des bancs du parc central. Idée que je refoule aussitôt, la dernière fois je me suis réveillée sans mon portefeuille.

Et le voleur a dû être aussi déçu que moi.

Ma cigarette terminée, le filtre encore fumant me brûle les doigts et je laisse retomber le mégot sur une bouche d'égout en le fixant d'un œil mauvais. Comme si c'était lui, le responsable de toute cette galère.

J'ai une pensée pour mon téléphone cassé, fourré en boule dans ma chambre. Une pensée pour tous ces messages sur mon répondeur surchargé que je n'ai plus la force d'écouter.

Les factures en retard.
« Votre facture s'élève actuellement à... »

Les huissiers.
« Mlle. Jones, je me permets de vous joindre suite à notre dernière relance d'impayés. Je me vois dans l'obligation de vous signaler que, sauf paiement de votre part.... »

L'université.
« Nous aimerions nous entretenir avec vous au sujet de vos nombreuses absences ainsi que la bourse qui vous été accordée à la rentrée dernière au sein de notre établissement. Vous n'êtes pas sans savoir qu'une telle somme s'accompagne de conditions, lesquelles n'ont d'ailleurs pas été respectées... »

La maison de repos...

Le seul message que j'aurais aimé entendre, là tout de suite, n'existe plus et il n'existera sans doute plus jamais. Parce qu'au milieu de cette horrible journée sans fin, un simple Joyeux Anniversaire Davina, m'aurait fait plaisir.

« Ma chérie, c'est papa. Je t'appelle juste pour te souhaiter un joyeux anniversaire. J'aurais bien voulu te le souhaiter ce matin mais tu étais déjà partie. Je sais que tu m'en veux d'avoir encore travailler tard toute la semaine... Pour me faire pardonner, c'est moi qui viens te chercher à l'école ce soir. J'ai réussi à me libérer et je me suis dis qu'on pourrait se faire un petit resto' sympa tous les deux, tu sais, celui que tu aimes bien. Oh, je dois filer... Oui, oui, j'arrive ! Je dois te laisser, à ce soir. Encore joyeux anniversaire, je t'aime ma puce. »

Il y a tant de fois où j'aurais souhaité savoir ce qu'il allait se passer. J'aurais voulu qu'on me parle de l'effet papillon, qu'on me dise que mes choix, aussi insignifiants soient-ils, ont tous des conséquences.

J'aurais voulu qu'on me dise que la vie prend plus qu'elle ne donne et que les erreurs ne sont pas toujours permises.
À cette époque où j'avais tout, j'aurais aimé savoir qu'un jour il n'y aurait plus que des regrets sur mon petit bout de chemin.

Pari MortelWhere stories live. Discover now