7. Le saut de l'ange

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Je passe énormément de temps à arpenter le pont de Brooklyn de longs en large ces derniers temps. En fait, pour être honnête, je le fais depuis si longtemps maintenant que je ne me souviens plus du jour exact où j'y ai mis les pieds pour la première fois. Je crois que c'était un mercredi soir comme aujourd'hui ou peut-être un samedi mais ça n'a aucune importance.

Toujours est-il que je le connais maintenant par cœur, du moins jusqu'à mi-chemin, là où je finis chaque fois par m'arrêter. Et d'ordinaire je peux y rester des heures entières avant de me décider à rentrer chez moi.

Mais ce soir je ne rentre pas. Après tout, je n'ai plus de chez moi alors où est-ce que je pourrai bien aller ?

Le vent frappe fort à cette hauteur, il soulève le cuir de ma veste et me fait frissonner malgré l'alcool qui parcourt mes veines. Je serre les dents un court instant en enjambant la rambarde de sécurité en fer sous les klaxons des quelques voitures qui passent encore à cette heure-ci. Aucun ne s'arrêtera, ils le font pour se donner bonne conscience ou bien pour encourager ceux venus défier le vide. À force, je ne sursaute même plus. C'est à peine si, une fois sur ce rebord, j'ai encore conscience du monde qui m'entoure.

Les orteils au bord du gouffre, le monde disparaît peu à peu, seulement retenu par ma main qui s'accroche encore et toujours à la rampe.

Cette même main qui refuse obstinément de lâcher prise.

Ce soir il n'y a ni brouillard, ni pluie, seulement quelques bourrasques énervées pour faire mouvoir l'étendue d'eau incroyable qui s'étend sous mes yeux subjugués. Mes pensées dérivent encore une fois, comme toujours quand je suis là, et les mots d'Ellias continuent de valser dans ma boîte crânienne.

Si y a bien un âge où on a peur de rien, c'est celui-là.

Et, petit à petit, mes doigts se desserrent du métal avant de retrouver leur prise initiale.

J'ai toujours eu peur de mourir, même très jeune. Je me souviens du moment où j'ai compris que je n'existerai pas éternellement, que l'être humain avait été créé pour vivre puis s'éteindre... J'en ai fait des crises d'angoisses pendant des années. J'ai toujours eu peur de manquer de temps, de ne pas profiter de la seule vie que je possédais, de ne jamais pouvoir revenir en arrière.

Je n'ai qu'une vie et je l'ai déjà foutu en l'air.

Et avec l'âge, j'ai enfin compris que mourir n'était pas ce qu'il y avait de plus effrayant, que la vivre l'était tout autant, si ce n'est bien plus encore. Je le sais, pourtant je ne parviens pas encore totalement à lâcher prise.

Chaque fois que je contemple ce vide qui m'appelle, je me demande si ce ne serait pas plus facile de croire en quelque chose, même n'importe quoi. Peut-être même que c'est ce qui différencie réellement les croyants de ce qui ne le sont pas. Si je pensais qu'il y avait quelque chose après la fin, quelque chose de bien, alors je ne tremblerais sûrement pas à ce point.

Je me dégonfle toujours au dernier moment parce que la peur l'emporte sans arrêt sur mon cœur brisé.
Pourtant c'est là, à seulement deux pauvres millimètres du précipice. Tout ce dont je rêve depuis si longtemps me tend les bras.

L'envie que tout s'arrête.

On se plaît à dire qu'il faut être lâche pour mettre fin à sa souffrance, moi je trouve qu'au contraire ça demande énormément de courage. Partir tout en sachant qu'on causera de la peine, sans savoir ce qui nous attend juste après.
Enfin, sûrement. Qu'est-ce que j'en sais au final ?

C'est pas comme si je manquerai à qui que ce soit.

Si je plonge ce soir, il n'y aura personne pour me regretter, ni même pour me pleurer. Même les anges, s'ils existent, ne s'attarderont pas pour autant.

Je sens les larmes monter, sans parvenir à les laisser couler. Ma gorge est nouée, mon cœur soulève ma poitrine à un rythme chaotique sous les éclats des cloches de l'église qui commencent à résonner au loin.

Il me reste une minute avant d'être au lendemain.
Une minute à peine avant de rebrousser chemin.
Juste soixante minuscules secondes avant que mon anniversaire ne soit terminé.

S'il y a bien un jour où je ne dois avoir peur de rien c'est aujourd'hui, non ?

— Lâche cette barre Davina, allez, répété-je en boucle.

Ma voix transpire d'une nervosité sans pareille alors que mes doigts moites se serrent et se desserrent autour de cette foutue rambarde. Les coups de minuit se succèdent par delà la ville, frappant comme le tonnerre, et je me pince les lèvres en essayant d'occulter toutes ces pensées débiles qui me font encore obstacle.

— Allez putain...

Ma main glisse d'un coup sec, mon genou se plie sous l'impulsion que je ne prends pas et je retrouve ma position de départ aussitôt. Mes lèvres bleuies par le froid s'ouvrent pour laisser sortir une flopée d'injures à mon propre égard.
Et puis, entre deux insultes véhémentes, une pensée trouve sa place.

Je n'ai pas fait de vœu.
Je peux faire un vœu aujourd'hui. Je dois en faire un.

Et avec un peu de chance, cette fois, par pitié juste cette fois, peut-être qu'il se réalisera. J'espère que quelqu'un, sur cette terre ou dans l'au-delà s'il existe, l'exaucera. N'importe qui.

Les douzes coups de minuit des églises s'essoufflent peu à peu et je voudrais que le ciel m'accorde un peu plus de temps. Il me reste tellement à souhaiter. Je ferme les yeux avec force, comme si je soufflais les bougies d'un gâteau qui n'existe pas et une larme orpheline s'échappe pour rouler sur ma joue creuse.

— Je veux juste ne plus avoir mal. J'ai besoin que ça s'arrête... Je souhaite que ça s'arrête.

Et au douzième coup, je lâche prise.

Mon corps tombe avec lenteur et, l'espace d'un temps infini, je me sens enfin libre. La pierre disparaît sous mes converses, mon corps devient léger, porté par le vent alors que mes cheveux giflent mon visage. Les secondes deviennent des minutes, puis des heures, et je me laisse tomber en avant sans plus penser à rien.

Et soudain, alors que j'avais enfin trouver le courage de sauter, une vive douleur dans le bras gauche me ramène à la réalité. Mon corps se stop net dans sa chute, ma colonne vertébrale émet un craquement sinistre alors que je balance avec violence au-dessus du vide, retenue par une pression monstrueuse autour de mon avant-bras.

— T'es une putain de grande malade !

Pari MortelWhere stories live. Discover now